Si vous ne connaissez pas Sense 8, il s’agit d’une des séries Netflix les plus populaires de ces deux dernières années. Créée par Lana et Lilly Wachowski (Matrix, Jupiter Ascending) et Joseph Michael Straczynski (Thor, World War Z), la série nous dépeint le destin de 8 personnes, de genres, de nations, de religions et de cultures différentes, mais liées par un lien intellectuel et sensoriel. Mais sous le classique « oeuvre de science-fiction », dont les médias la qualifie, et si Sense 8 nous plongeait, en fait, au coeur d’une théorie philosophique bien plus riche et complexe qu’il n’y paraît ?
Sense 8, la nouvelle bombe des soeurs Wachowski a remué les internets depuisplusieurs mois, tant parce qu’elle est populaire, que parce que les différents débats entre la plateforme de visionnement Netflix, et les réalisateurs du projet ont dû tantôt planifier, repousser, annuler, pour au final simplement raccourcir la série en vue de la conclure sur un épisode final qui devrait être diffusé en 2018, et devrait, comme le dernier épisode de Game of Thrones, durer autant qu’un long métrage classique. Toutefois, pour les fans, Sense 8 est une série différente des autres, les plongeant tant dans un monde de science-fiction (nous parlons tout de même d’esprits humains communiquant entre eux à des milliers de kilomètres de distance, pouvant même entrer dans le corps de l’autre et en prendre le contrôle) que dans une réflexion sur les différences, le mélange des cultures, des langues, et sur, plus généralement, qu’est-ce qui définit l’humanité.
Source image : What's on Netflix
Plusieurs personnes ont pensé, en visionnant la série, que les soeurs Wachowski avaient encore une fois décidé de questionner ce qui définit l’être humain, et avaient même mis un pied dans ce qu’on appelle la transcendance humaine : le fait d’être plus qu’un humain normal, de voir nos capacités (physiques, intellectuelles, ou même sensorielles) améliorées. En ce sens, il est vrai que cela rejoint parfaitement l’intrigue de la série.Après avoir passé quelques épisodes de confusion totale, ces huit êtres humains que tout semblerait séparer ont décidé de profiter de leur lien extraordinaire pour améliorer leur vie, voire accomplir des prouesses dont eux-seuls n’auraient pas été capables. Si Capheus a des problèmes avec les brigands de son village ? Pas de problèmes, il lui suffit de faire appel aux connaissances inouïes de Sun en termes d’arts martiaux. Si Lito veut défier le petit ami de Danièla mais ne se sent pas assez courageux ? Aucun souci, il lui suffira de faire appel au sang froid et à l’audace de Wolfgang pour battre Joaquin.Si Nomi tente désespérément de se sauver de l’hôpital ou on essaie de lui laver le cerveau ? Pas d’inquiétude, Will va s’occuper de l’aider à se libérer de ses chaînes et sortir discrètement de la clinique. Et, si certaines de ces tentatives de ‘collaboration’ ne sont malheureusement pas aussi florissantes que les autres, la plupart permettent aux protagonistes d’avancer à pas de géants dans leurs vies respectives.
Et il est vrai qu’en lisant ces lignes, ou même en visionnant la série, vous vous êtes sûrement dit qu’en effet, être liés à d’autres êtres humains de manière si intense, si intime, pourrait nous sauver de nombreuses situations, nous aider à trouver des solutions plus rapidement à nos problèmes, et pourquoi pas nous permettre d’essayer des choses que nous n’aurions jamais osées faire autrement. Là est toute l’idée de transcendance humaine que propose la série. Au delà des progrès de la mécanique, de la médecine et des exosquelettes qui augmentent nos capacités physiques, Lana et Lilly Wachowski nous suggèrent de nous améliorer, d’atteindre le climax de nos capacités...simplement en nous liant aux autres ! En partageant nos connaissances, nos sentiments, nos émotions, et même notre savoir-faire, pour enrichir et s’enrichir de l’autre. Voilà toute la philosophie de Sense 8. De retourner à des liens plus primitifs, plus ‘purs’ avec ceux qui nous entourent, au-delà des conventions sociales, religieuses, ethniques, et partager sans limites avec l’Autre pour, paradoxalement, s’améliorer nous- mêmes..
Mais, il y a bien un mais. Un bémol dans toute cette joyeuse et jolie explication de l’intrigue. Vous connaissez mon naturel curieux, et mon envie irrépressible d’aller plus loin dans les réflexions. Aussi, si cette théorie de la transcendance par la relation à l’Autre est aussi intéressante que plaisante, elle m’a malheureusement laissée quelques peu sur ma faim. Et, au premier visionnement, Sense 8 m’a surtout rappelé une théorie dont j’avais entendu parler en cours de philosophie il y a quelques années : la noosphère.
Mais quel est donc ce nom qui a plus l’air d’un titre de chaîne YouTube sur le gaming qu’une théorie philosophique ?
Le bon vieux Wiki nous répond alors que la noosphère est la ‘sphère de la pensée humaine’. Sommes-nous plus avancés sur le sujet ? Non, évidemment. La noosphère est un terme évoqué par Vladimir Vernadsky et Pierre Teilhard de Chardin, né du grec νοῦς (noüs, « l'esprit ») et σφαῖρα (sphaira, « sphère »). C’est un néologisme, introduit par Pierre Teilhard de Chardin en 1922, et reprit en 1936 par Vladimir Vernadsky, qui l’avait alors totalement adopté. Ayant donc fait une petite introduction philosophique -et possiblement facultative, je vous l’accorde- dans les règles, passons maintenant aux faits. L’idée est qu’une couche de pensée et de conscience, une « nappe pensante », envelopperait la surface de la Terre de la même façon que la biosphère. Jusqu’ici cela ne vous paraît pas clair ?
Imaginez alors une sorte de biofilm ou d’atmosphère supplémentaire, qui entourerait la Terre, mais qui serait uniquement fait de conscience et de pensée humaine. Teilhard de Chardin pensait que cette noosphère était accessible par tous les êtres vivants (votre cactus, les géraniums de votre grand-mère, votre chat qui refuse de manger les croquettes que vous avez pourtant payé une fortune, et même votre poisson rouge), mais pour nous faciliter la tâche, nous nous concentrerons sur les êtres humains. Selon la théorie, tout le monde aurait accès à la noosphère, à des degrés -ou intensités- différentes. Vernadsky souligne notamment que les artistes ont sans doute une plus grande sensibilité à cette nappe pensante que les autres humains, par exemple...
Mais alors, me direz-vous, quelle serait l’utilité de cette noosphère ? Et la réponse est très simple : le partage ! Cette nappe pensante permettrait à tout être humain de partager, sans même sans rendre compte, les idées et pensées d’autrui. Ca ne vous paraît pas plausible ? Pensez à tous ces romans dont l’intrigue se ressemble étrangement, à tous ces textes anciens qui parlent de déluge, de catastrophes naturelles, ou qui établissent des lois semblables alors que les peuples qui les ont écrits n’ont jamais pu avoir de contact entre eux, à tous ces tableaux, ces sculptures, ces idées qui se rejoignent sans forcément que leurs auteurs ne se soient rencontrés lors de leur création... Les extraterrestres, vous dites ? Que nenni, le génie de toutes ces créations et de toutes ces « coïncidences » est bel et bien Humain, comme vous et moi, et la noosphère n’en serait qu’une explication plus acceptable que « le Hasard ».
Aussi, l’oeuvre des Wachowsky prend tout son sens dans une perspective où l’on accepte l’existence de cette noosphère, car le lien entre les huit protagonistes ne serait, en fait, qu’une version microscopique, et plus intense de la théorie de Teilhard de Chardin et Vernadsky. En effet, le lien qui unit Riley, Will, Nomi, Wolfgang, Kalla, Sun, Capheus et Lito leur permet de partager leurs pensées, leur « conscience », leurs sentiments, leur sensibilité au monde qui les entoure et donc tout ce qui en découle. Il s’agit en fait exactement du but de la noosphère -si elle existait réellement-, lier les êtres humains entre eux par leur conscience afin qu’ils partagent leurs idées, pensées, capacités et sensibilités pour créer, rêver, partager, et, évidemment, s’améliorer par le lien à l’Autre.
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