Bonjour,
Je me présente, Jonathan, futur travailleur social.
Comme tout le monde, je me levais chaque matin pour aller gagner ma vie. Malheureusement comme beaucoup de monde, mon travail était une activité économique me permettant de payer les factures, sans passion ni réel but, autre que de gagner un maximum d’argent. Trouvant que le domaine de la vente, quoi que très payant, manquait d’humanité et de sens, j’ai voulu combler ce vide ressenti en faisant du bénévolat. C’est pourquoi j’ai commencé à œuvrer comme bénévole Grand-Frère auprès d’un jeune adolescent du centre jeunesse de Montréal. L’aventure a débuté il y a déjà quatre ans. Au contact de ce jeune, j’ai appris ce que signifiait se retrouver seul au monde, mais aussi ce qu’était être un battant, un survivant. J’ai compris qu’étant né dans une bonne famille bien nantie, je ne savais rien de la souffrance quotidienne des plus démunis. Plus je le voyais, plus je m’impliquais et je découvrais l’envers du décor, soit la réalité des jeunes du système. Au fur et à mesure où notre relation se développait, je m’intéressais aux diverses professions évoluant autour de ces adolescents. Éducatrices, travailleuses sociales, etc., c’était des métiers que je ne connaissais pas vraiment. Issu du collège privé et gradué du H.E.C., seuls les domaines prestigieux comme la médecine, l’ingénierie, le droit et les affaires nous étaient promus.
Poussé par l’ambition, conditionné par mon milieu scolaire et suivant les normes masculines de la compétitivité extrême, j’étais un produit typique découlant du monde économique moderne. Avant de frapper mon mur et de vivre une période d’épuisement professionnel, je n’avais jamais pris le temps ni laissé de place à bien me connaitre. Pendant cette période difficile, j’ai dû plonger au plus profond de mon être pour trouver la force de me relever et de trouver ma voie. À l’aide d’un suivi psychologique assidu, de la consultation d’un orienteur professionnel, de nombreuses discussions avec mes proches, d’intenses moments d’introspection et d’une expérience enrichissante avec mon Petit Frère, j’ai effectué un changement de cap à 180 degrés.
À partir du premier jour où je me suis assis sur les bancs de classe du baccalauréat en travail social, j’ai su que j’avais trouvé ma vocation et que j’étais en concordance avec mes valeurs intrinsèques, ma personnalité et qui je voulais devenir. Les choix et les sacrifices que j’avais dû faire pour retourner aux études, notamment me détacher du matériel et de la superficialité en vendant mon condo et en quittant un emploi dans les six chiffres, m’ont apparu plus que justifiés.
Après deux années et demi dans ce parcours, voilà maintenant le temps des stages sur le terrain. J’avais si hâte de mettre en pratique toutes les belles choses que j’avais apprises à l’école et de pouvoir déployer mon énergie à aider les autres, en ayant la chance d’en faire un métier et d’en gagner ma vie.
Chacun et chacune de mes camarades de classe ont une histoire, une trajectoire de vie et un parcours les ayant amené à vouloir travailler en relation d’aide. Des belles histoires, des plus difficiles, mais au fond de leur cœur, tous on une raison personnelle d’avoir choisi le travail social comme profession.
Voilà maintenant notre histoire commune. Je parle ici au nom de tous les travailleurs et collaborateurs du réseau de la santé et des services sociaux qui sont en accord avec ma vision de la situation, mais, plus particulièrement, au nom de l’ensemble des stagiaires en travail social. En tant que futurs professionnels du prendre soin, de l’écoute et de l’empathie, nous allons être les derniers remparts d’humanité dans une société malade, travaillant pour un système en plein déclin. Alors que notre pratique, relevant plus de la vocation que d’un simple travail visant à payer les factures, se doit d’être humaine et de respecter le rythme des personnes aidées, nous nous retrouvons dans une course folle contre la montre. Course infinie à poser le plus d’actes possibles, sans égard pour les besoins réels de nos usagers, malgré les impératifs du ministère de « qualité de service ».
Chaque geste, chaque rencontre, chaque appel et pratiquement chaque respiration se doivent d’être justifiés, efficients et comptabilisés. Au lieu d’être évalué sur la qualité des interventions réalisées, sur le degré de respect et d’authenticité déployés auprès de notre clientèle et sur le cœur que nous mettons à l’ouvrage jour après jour pour tenter d’être des vecteurs de changement dans la vie des déshérités, seules les données statistiques visant à rendre des comptes au gouvernement sont prises en compte. Notre profession se trouve déshumanisée et cela s’observe concrètement dans le réseau. Regards hagards, visages fatigués, démarches lourdes et ambiance de travail frénétique, voilà le quotidien de milliers d’employés dévoués. Congés de maladie, congés sans solde, changements de carrières et abandons sont fréquents et ne peuvent qu’augmenter en raison des conditions de travail exécrables et de la pression qu’exerce la structure du réseau sur les épaules de ses travailleurs, déjà surchargées par les problématiques sociales rencontrées. La flamme, à la base de ce choix de carrière découlant de profondes valeurs sociales, qui animait ces merveilleuses professionnelles de la relation d’aide s’éteint peu à peu. Quelle tristesse de voir cette noirceur envahir petit à petit l’esprit, l’âme et le cœur d’individus fondamentalement bons, joviaux, ouverts et enflammés.
En tant que stagiaire, je suis désillusionné et grandement choqué notre système public. Ce désarroi et cette apathie sont généralisés chez mes camarades de classe également en stage. Pleurs, anxiété, questionnements et frustrations sont au rendez-vous lors des séminaires de stage. Tous font état de la lourdeur de leurs activités quotidiennes. Alors qu’un stage se devrait d’être une période heureuse, animée et positive, où nous pouvons mettre en pratique avec enthousiasme les connaissances acquises sur les bancs d’école, la réalité est toute autre. Les principaux apprentissages, au-delà de ceux reliés à notre profession, sont que le système est plus fort que l’individu et que jamais nous ne pourrons venir à bout de la montagne de travail qui nous attend. Je n’ai pas de mots pour décrire la peine que j’éprouve à entendre, voir et sentir la désillusion partagée par ces jeunes gens qui rêvaient de faire une différence dans le monde, pour le bien-être commun et par souci de justice sociale.
Nullement rémunéré pour le travail qu’ils effectuent, les stagiaires sont utilisés comme « Cheap Labor » par le système et subissent la pression de l’emploi avant même d’avoir gagné leur premier dollar comme professionnels. Brûlés avant d’avoir débuté leur carrière, écœurés avant le temps et apathiques avant même d’avoir fini leur baccalauréat, cette prochaine génération de « superhéros » n’auront pas la place, le temps ni les moyens pour déployer leurs super pouvoirs à bon escient, en tant que dernières mailles d’un filet de sécurité empêchant les désaffiliés de toucher le fond.
Le système québécois détient la recette ultime du « burnout ». Charge de travail trop grande, manque de temps, comptes à rendre à outrance, outils de travail non-adaptés aux besoins des travailleurs, ainsi que peu de reconnaissance et de considération de la part de l’employeur, voici le cocktail le plus efficace vers l’épuisement professionnel, gracieuseté du gouvernement.
Au quotidien, je côtoie des hommes et des femmes au grand cœur et animés de bonnes intentions. Jour après jour, ceux-ci s’acharnent à répondre à une multitude de situations difficiles et variées. L’explosion du nombre de problématiques personnelles et familiales, la lourdeur des cas, la présence simultanée de plusieurs facteurs de vulnérabilité et le manque de ressources au sein du réseau rendent leur tâche pratiquement impossible. Attendrons-nous que l’ensemble des travailleurs aient la langue à terre et la flamme éteinte avant de prendre action? Jusqu’où réussiront-ils à contenir à l’aide de ruban adhésif ce bateau qui coule quand nous savons que le tiers des enfants pris en charge par l’État proviennent de familles pauvres et négligentes et qu’environ les deux tiers des itinérants au Québec ont passé par ses services, ce qui en dit long sur le manque de résultats probants en lien avec nos choix de société. Ne serait-il pas temps de s’ouvrir collectivement les yeux quant à notre vivre-ensemble?
Je vous invite, qui que vous soyez, chers lecteurs, à tenter de faire une différence. Par un sourire, une oreille attentive, des gestes de bienveillance ou bien des activités bénévoles, soyez porteur de changement. Révisez vos priorités, pensez à autrui et recontactez avec votre humanité, car la santé de notre collectivité, le bien-être de notre société et le bonheur des vôtres passera par vous. Ouvrons-nous les yeux et comprenons que le système de santé et de services sociaux a ses limites, que le monde est socialement carencé et qu’il revient à nous, en tant qu’individus, membres d’une communauté, de changer les choses, une bonne action à la fois. Sortez vos « superpouvoirs » faites une différence! Vous n’avez pas idée des vies que vous pourriez changer en vous y mettant.
De voir mon petit frère grandir, évoluer en tant qu’humain, s’ouvrir sur le monde et prendre des bonnes décisions, tout en apprenant à faire confiance à la vie, voilà une récompense inexplicable qui vaut au centuple le temps et l’énergie investis en ce jeune. De savoir que par ma présence, mon attention et mon affection envers celui-ci a pu lui apporter du baume sur ses blessures, ne serait-ce qu’assez pour qu’il se sente inclus et considéré, cela m’apporte plus que n’importe quel objet ou montant d’argent.
S’il-vous-plaît, donnez un peu de votre temps, invitez les autres à le faire et ne sous-estimez pas votre capacité à améliorer les choses. Les travailleurs et travailleuses du domaine social et médical ont besoin de vous, nous avons besoin de vous, afin de répondre aux besoins de ceux dans la misère.
P.S. Sache « frérot » que je suis si fier de toi et que tu as littéralement changé ma vie pour le mieux, tout comme j’espère avoir pu changer la tienne en te donnant le meilleur de ma personne. Tu m’as amené à voir la vie autrement et je suis choyé de pouvoir me considérer comme ton grand frère. Tu fais maintenant partie de la famille et cela, pour toujours. Je nous souhaite une vie remplie d’autres bons moments ensemble!
Jonathan