Si nous n'étions pas au Canada, peut-être aurais-je pu parler d’une enfance brisée. Mais là, j’ai dix-huit ans. Tant pis, je n’ai pas d’excuses, c’est assez vieux pour gérer les morceaux. Pas pour les recoller, mais juste assez pour ne pas les égarer. Peut-être même que je vais bien virer.

Il paraît que ça apporte bien de la maturité de se rendre compte de la fragilité de ses parents. Se sentir plus grand aux dépens des tourments de ses géniteurs. C’est comme ça que l'on vieillit vite de nos jours.

« J’ai envie de mourir ».

Mourir ça vient de mori. En latin ça veut dire « cesser de vivre » ou « devenir mort ». Le sens du mot reste le même peu importe la langue. Il n'y a que la façon de mourir qui change. Ça je l’ai vue. Quelques fois, dans les films.

Verser un torrent de larmes à huit ans quand Mufasa est trahi par son frère et meurt sous les yeux de son fils. En verser une seule pendant le visionnement de Tout est parfait, au cégep, à dix-sept ans. Créer un océan avec cette larme où un père se noie sous les yeux de sa fille.

« Comment j’peux t’aider ? »

J’ai déjà aidé quelqu’un à mourir. J’avais cinq ans, lui n’avait qu’une semaine.

Repose en paix Po. Je n’oublierai plus jamais de remettre le couvercle sur le bocal. Avec un peu de chance Po II survivra.

« Écoute-moi, ça me fait du bien ».

Tout le monde écoute. Ma sœur chante Au clair de la lune au salon funéraire. La chandelle est morte. C’est un adulte qui lui a demandé de chanter. Elle a six ans ; j’en ai huit. On sait que grand-papa ne reviendra pas. La mort est un concept plus définitif pour nous que l’existence du père Noël.

« Je t’écoute ».

Adolescente, j’écoutais Linkin Park, parce que je ne comprenais pas l'engouement par rapport à Mixmania.  Le chanteur me comprenait bien. Je pense. Je ne comprenais pas l’anglais. Mais je me sentais « numb ». Maintenant, c’est évident.

« Quand je conduis, il m’arrive de regarder les lampadaires ».

Ma mère voulait conduire jusqu’à New York cet été-là. Elle a toujours voulu aller en Europe. La Statue de la Liberté, c’est un peu comme ma mère, tournée vers le vieux pays, mais les deux pieds sur la nouvelle terre.

Alors nous sommes allés au Vermont. Visite rapide de l’usine de crème glacée Ben and Jerry’s. Il y avait un cimetière des parfums de crème glacée qui n’ont pas plu aux consommateurs là-bas. Les lèvres givrées de sucre, ma sœur et moi rions des noms que même Québecor n’aurait pas publicisés. Soupe de tortues. Prune sucrée. Amertume après vingt ans de mariage.

lampadaire route lumière nuitSource image: Unsplash

« Tu regardes autre chose que les lampadaires selon moi ».

Vingt-quatre heures de route. Nous sommes sages dans l’auto. Ma sœur reste de son côté du banc, moi du mien. La frontière imaginaire est respectée. Premier pacte de paix en dix ans de covoiturage fraternel.

Arrêt à la station-service. Ma mère attend dans la voiture. Ma sœur regarde les bonbons pendant que je fais un tour au petit coin. Papa lui en achète et fait un clin d’œil à la caissière. Mon père a un orteil de l’autre côté de la frontière. Il n’y aura pas de retour en arrière.

« De quoi parles-tu ? »

Le soir de mon anniversaire, on bombarde le ciel de feux d’artifices. Tu m’as longtemps fait croire que c’était en mon honneur. Mensonge blanc que l’on raconte aux enfants. Il n’y a pas de victimes là-dedans. Juste de la magie et de la pureté.

Le blanc s’est sali avec les années. Sûrement à cause de l’inflation. Manque de budget pour du javellisant. À moins que tu sois juste cheap.

« Des femmes à qui tu fais des compliments sur Facebook ».

J’ai eu MSN Messenger en troisième année. C’était pratique pour les travaux d’équipe. Pour flirter aussi, ça a l’air. Il fallait être populaire. Je mentais quand je disais que ça m’indifférait.

Gabriel m’intéressait. Ce jour-là, on a volé mon agenda. Gabriel additionné à mon prénom, le tout écrit en bleu et entouré d’un cœur. Bleu Bic. Je n’avais pas de Sharpie avec toutes les couleurs du cercle chromatique. Humiliation publique. Suivie d’une crise de larmes sur mes draps de Tweety Bird. Ma mère qui me console. Je lui rendrai la pareille prochainement.

« Dis-le pas à ta mère, je vais arrêter promis. Je ne saurai pas comment réagir si elle venait à le découvrir ».

Les madames aiment mettre les parties génitales des monsieurs dans leurs bouches. Affirmation de ma sœur, alors âgée de cinq ans, après deux semaines à la maternelle. C’est un garçon de sa classe qui lui avait dit.

Explications précipitées et contractées de la sexualité par nos parents. Découverte de mon clitoris. Il fallait bien nous dire où il était, notre pénis à nous.

« Je te fais confiance ».

Plus aucune trace de compliments sur les réseaux sociaux. Évidemment. Papa ne me ment jamais. Il a toujours été là pour moi. Classique papa modèle.

C’est lui qui m’a appris à faire de la bicyclette. Avec et sans petites roues. Avec et sans mains sur le vélo. Avec casque. Sans casque, ça venait de moi. Je commençais à avoir une personnalité.

« SORS DE MA MAISON ! »

Six ans ont passé, ou plutôt six mois. Six mois d’écoute à sens unique.

Silence dans la maison. Sa voiture est dans le stationnement. Soupir de soulagement, il est dans son atelier. Rentrer chez soi et vérifier que son père est vivant. Recommencer l’exercice à chaque fois que le silence prend le dessus. Il ne faudrait pas que ma sœur soit la première à tomber dessus.

Manger moins, ne plus manger. Faire des chutes de pression en plein milieu d’un tournage. Régler le problème par un gavage ; le mariage c’est un mirage.

« Je m’en vais, mais je ne suis pas le seul fautif là-dedans ».

C’est la veille du jour de l’an. Mon père est dans le bain. Dans sa bulle. Ma mère est dans la sienne. Elle réfléchit au casse-tête que papa a amené dans la famille il y a deux ans. Elle risque d’y penser longtemps. Il n’y a pas de logique dans la maladie mentale. Un mot manque dans les mots croisés sur la table.

Grand-maman m’a toujours dit que c’est lorsqu’on ne cherche pas que l'on trouve. Elle parlait d’amour. Pas du bout de papier laissé un peu trop en évidence sur le comptoir. Transfert d’argent dans le compte d’une autre femme. Maman écrit le mot manquant dans le journal. Mensonge. Ce n’était pas la bonne réponse pour le jeu.

« Pas le seul fautif ? Vraiment ! »

Éclat de vaisselle. Mon père aimait cette coupe. Plus que ma mère. Ma sœur rit. Par nervosité. Ma mère pleure et hurle. Plus tard, elle s’enfermera dans la salle de bain et criera à l’agonie. Comme un animal dont on a manqué le cœur ou la tête. Sauf que dans son cas, ce sont ces deux entités qui sont touchées. Réduites à néant momentanément plutôt. Un long moment.

Ma sœur cesse de rire. La nervosité a laissé sa place à la tristesse. Une tristesse amère causée par la perte de plusieurs modèles de vie. Ceux d’un mariage éternel, d’une famille unie et de parents invincibles. La trahison d’un des deux êtres en qui nous avions une confiance inébranlable. Papa, tu nous as bloqué sur Facebook. Tu nous as menti.

« Les filles savaient ».

verre brisé table tristesse Source image: Unsplash
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