Pour toi chère Clotilde,

Il était une fois comme bien des histoires, le 23 décembre plus précisément, dans une ville au nord de Québec, un sexagénaire amoureux nommé Renaud.

Renaud habitait seul contre son gré depuis peu. En fait, depuis que sa femme bien-aimée, Clotilde, l’avait quitté en août de cette année-là, bien malgré elle.

Dire comment Clotilde lui manquait était impossible.

La maladie qui la rongeait depuis plusieurs mois déjà avait finalement eu le dessus sur elle et l’avait conduite à son dernier repos dans leur maison, dans leur lit, entourée de ses deux enfants maintenant adultes, Clara et Léo, et bien évidemment de Renaud.

C’était la volonté de Clotilde et Renaud l’avait respectée.

« Comment aurait-il pu en être autrement ? », se disait-il.

Renaud, lui, était vivant et toujours amoureux. L’amour n’était pas mort avec le départ de sa femme ; même qu’il avait augmenté, quintuplé, bien au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer.

L’amour n’était pas mort, lui.

Enjouée, ricaneuse, espiègle et bien de son temps, Clotilde se plaisait à recevoir sa famille tous les dimanches jusqu’à ce que la perte de ses capacités l’en empêche.

Ce moment fut malheureusement le début de la fin.

L’amour de Clotilde lui manquait énormément.

Malgré qu’il l’ait vue dépérir de mois en mois et de jour en jour, il n’avait toujours pas accepté de la voir partir pour l’autre monde sans lui, mais surtout avant lui.

« Quel égoïste je suis ! », se répétait-il souvent en maudissant le destin d’en avoir voulu ainsi.

Renaud parlait encore constamment à sa femme comme si elle était encore à ses côtés. Il l’entendait encore lui répondre. Quarante-deux années de vie commune laissent des traces. Il la connaissait tellement bien. Renaud savait déjà chacune de ses réponses et le ton qu’elle aurait employé afin de lui plaire ou lui déplaire. Clotilde était un ange, certes, mais qui ne s’en laissait pas imposer. Ils se connaissaient tellement bien.

L’amour de Clotilde lui manquait énormém_nt.

Ayant demeuré chez sa fille quelque temps, le temps de régler tous les aspects funéraires, Renaud choisit malgré tout de revenir et de demeurer au même endroit que sa belle et lui avaient fait construire plus de 35 ans auparavant.

Dans cette maison, le sapin fendu à coups de hache par Renaud lui-même en guise de défoulement ce soir-là gisait, dénudé, dans le coin du salon.

L’hiver était là lui aussi. Il n’avait même pas cru bon frapper aux portes, comme c’est son habitude, avant d’apparaître brusquement.

Renaud le ressentit dès qu’il mit le pied à l’extérieur, lui qui ne l’avait pas fait depuis plus d’une semaine déjà, par paresse et ennui.

L’amour de Clotilde lui manquait éno_mém_nt.

Il se dirigea vers la remise afin d’y récupérer les décorations et aussi dans l’espoir d’y trouver la motivation de décorer, car Clotilde y tenait énormément. Le vent soufflant de toutes ses forces dans ses épais cheveux blancs lui faisait regretter la légère veste qu’il s’était mise sur le dos et sa casquette de velours qu’il n’avait pas cru bon porter. Clotilde l’aurait chicané, car il sortait toujours légèrement vêtu.

L’amour de Clotilde lui manquait é_o_mém_nt.

Il ouvrit tant bien que mal la porte de la remise, où se trouvaient entremêlés les items de Clotilde, afin de choisir ce qu’il allait conserver. Il irait remettre le reste aux bonnes sœurs afin qu’elles les redistribuent aux nécessiteux, car telle était la volonté que Clotilde avait rédigée avant de partir.

Cette tâche, il la repoussait volontairement, encore et encore, pour éviter de revoir ce que les boîtes déposées ici et là contenaient. Force est d’admettre que l’intention d’y mettre de l’ordre n’y était pas : cette activité raviverait plutôt quelques souvenirs douloureux. Ne sachant pas lequel des deux lui faisait le plus de bien, il décida de n’y prendre que les décorations et de rebrousser chemin.

Renaud tentait de se frayer un chemin dans la semi-obscurité en enjambant les boîtes, quand tout à coup, un énorme coup de vent fît claquer la porte derrière lui, faisant tomber une boîte de la tablette sur laquelle elle était juchée.

Elle s’ouvrit dès le contact au sol. Des dizaines et des dizaines de boules de Noël jonchaient le sol. Certaines s’étaient brisées, ne ressemblant plus en rien aux ornements brillants miroitants dans l’arbre.

Dans tout ce vacarme, une grosse boule argentée se mit à rouler vers lui, ne voulant plus s’arrêter. À la vue de celle-ci, en la regardant venir s’échoir à ses pieds, il savait exactement de quelle boule il s’agissait.

C’était bien cette boule-là.

Celle que sa Clotilde insistait pour accrocher à la toute fin, « pour s’assurer qu’elle est visible ! », disait-elle chaque fois, et ce, même après l’étoile du berger, posée au sommet du sapin.

L’amour de Clotilde lui manquait é_o__ém_nt.

Renaud pensait que, même derrière le sapin, elle aurait été visible, mais Clotilde en avait décidé ainsi. Elle l’avait fait confectionner, il ne sait pas quand exactement, mais c’était chez un marchand de Noël.

L’inscription suivante y avait été apposée tout autour :

« Sache que cette boule de Noël contient et contiendra toujours tout mon amour pour toi » — Clotilde

Bien que l’inscription, au fil du temps, soit devenue :

«Sac_e que ce_te b_ule de N_el c__tient et con_ien_ra touj_ur_ _out mon amour p_ur toi » — Clotilde

Cela ne changeait rien à l’émotion ressentie. Les yeux remplis d’eau, il la prit et constata avec soulagement qu’elle était encore intacte. Un frisson instantané lui parcourut le corps au même instant. Il le savait, mais le réalisa encore plus, glissant son pouce sur son nom toujours présent : il devrait vivre son premier Noël sans elle.

L’amour de Clotilde lui manquait é_o__ém_n_.

Il s’agenouilla, de peur de tomber. La neige qui entrait par la porte du garage mal fermée et le froid qui s’installait vivement à l’intérieur ne le faisait pas broncher.

« Comment vais-je y arriver sans toi ? Tu peux me le dire ? », réfléchit-il à voix haute.

Sa voix était prise par l’émotion, une épaisse fumée s’échappait de plus en plus de sa bouche, bien que son corps ne ressentît plus le froid. Renaud se releva lentement, ramassa la boîte de décorations en s’assurant d’y déposer avec douceur la boule et retourna dans la maison.

À l’extérieur, c’était la tempête. Dans son corps, c’était encore pire.

L’absence ressentie était difficile à contenir. Partout où il jetait le regard, Clotilde y avait mis sa touche à elle. Lui qui ne s’en faisait guère avec l’aspect intérieur et tout le « quoi mettre où », maintenant, il le remarquait, et ce, dans les moindres détails, lui qui n’y avait jamais porté attention. L’ambiance des fêtes n’était pas au rendez-vous.

L’amour de Clotilde lui manquait é_o___m_n_.

Renaud ajouta quelques bûches au feu de foyer qui allait mourir afin de se réchauffer un brin. Un restant de bouteille qui traînait sur la table l’aiderait autant que le feu.

Il sortit la boule et la déposa à ses côtés sur le canapé, qui était devenu son refuge nocturne depuis que le lit lui rappelait de mauvais souvenirs. Il but sa bouteille de Gordon’s jusqu’à la dernière goutte et finit par s’endormir avec assez de lucidité pour espérer ne se réveiller que le 26 décembre au matin…

Bien malgré lui, le 24 décembre était là, et ce, depuis plusieurs heures déjà, lorsque Renaud fut réveillé par un cri aigu et des aboiements incessants. Sans même savoir ce qui se passait, une petite bombe d’énergie lui sautait dessus et une autre bombe le léchait en plein visage, le poil tout détrempé.

« GRAND-PAPA !!! »

Grand-Papa faillit tomber en bas du canapé.

« Pourquoi tu ne répondais pas à la porte ? On sonne depuis 100 000 heures !! », s’exclama Annabelle, du haut de ses six ans, avec sa belle crinière blonde bouclée qui dépassait de sa tuque, son manteau encore sur le dos et la goutte au nez, reniflant un coup. Le chien, lui, ne se lassait pas de lécher Renaud.

Renaud se demandait encore ce qui lui arrivait.

« Ah ! C’est toi, ma petite démone. Content de te voir. Tasse-toi, Spouky !! Où est maman ? », dit-il, les yeux bouffis et encore collés.

« Sûrement à essayer de détacher Elliott dans la voiture, parce qu’il pleure et crie toujours quand il se réveille !

« Regarde ma belle robe avec des carreaux ! (Renifle) C’est mamie qui l’a faite ! Est-ce que tu le savais ? Maintenant, je peux la mettre parce qu’elle me va comme des gants, que maman dit ! », dit-elle d’une innocence irréprochable en sautant sans arrêt à deux pieds sur le canapé.

L’amour de Clotilde lui manquait é_______n_.

Renaud ne pouvait lui demander de cesser tant il la trouvait jolie… Surtout que Clotilde le lui permettait.

« Annabelle, viens ranger tes bottes ! Elliott, attend, maman s’occupe de toi dans un instant ! Salut Papa ! Pourquoi tu ne répondais pas, j’ai essayé de t’appeler 100 fois ! »

Renaud se rappela à cet instant d’où provenait l’exagération de la petite.

« Désolée d’arriver à l’improviste ! Léo s’en vient avec les enfants, prépare-toi, pas question que tu passes Noël seul ! On s’occupe du réveillon, j’ai pensé à tout ! »

Renaud ne savait pas encore si cela faisait son affaire ou non, mais ils y étaient déjà. Une douche ne lui ferait certainement pas de tort non plus, lui qui n’en avait pas pris depuis plusieurs jours.

Sitôt levé, sitôt douché. Le sapin, se faisant orner légèrement, commençait à prendre vie. Une légère odeur de tourtière s’était déjà emparée de la maisonnée et Spouky, les deux pattes sur la table, se délectait de viandes froides laissées trop près du bord.

Devant le miroir, d’un air renfrogné, il enfila son plus bel habit, du moins le préféré de sa tendre Clotilde, devenu trop petit depuis la dernière fois qu’il l’avait porté.

L’amour de Clotilde lui manquait __________.

Soudainement, dans un environnement déjà bruyant, un fracas retentit dans toute la maison, provoquant des aboiements, des cris et des pleurs d’enfants.

« Annabelle !! Qu’est-ce que t’as fait, pour l’amour du Bon Dieu ? Attention ! Ne bouge pas ! Tu vas te couper !! »

Renaud savait exactement, en entendant le bruit, de quoi il s’agissait. Cela provoqua chez lui la pire des réactions.

« NON ! NON ! DITES-MOI QUE CE N’EST PAS VRAI !! »

L’amour de Clotilde lui m_nqu_it __________.

Il accourut avec la panique et le dépit dans la voix. Il s’agenouilla et prit à toute vitesse les miettes de ce qu’il restait de la boule de Noël de sa Clotilde comme s’il espérait pouvoir la sauver malgré l’état dans laquelle elle se trouvait, et ce, dans la cacophonie la plus totale.

« ANNABELLE ! QU’EST-CE QUE T’AS FAIT ? TU PEUX ME LE DIRE ?! ET TOI CLARA, POURQUOI TU L’AS LAISSÉ JOUER AVEC ÇA ?? NON, NON, NON… »

« Désolé Papa ! Mais ce n’est qu’une boule de Noël ! »

« Ce n’est pas qu’UNE boule de Noël, tu sauras, ma fille, c’est celle de ta mère ! », dit-il en rejetant par terre ce qu’il avait ramassé, quittant la pièce du même coup.

Renaud ne voulait plus rien entendre. La rage le tiraillait à l’intérieur, bien qu’il regrettât déjà de s’être emporté de la sorte envers sa fille et sa petite fille.

L’amour de Clotilde lui m_n_u_i_ __________.

« Grand-Papa ? », entendit-il sourdement à travers la porte.

« Oui, Annabelle, tu peux entrer. »

La petite blonde poussa la porte lentement, le regard baissé, voulant se donner toutes les chances de se faire pardonner sa bêtise. Renaud la fixa tout en laissant une ouverture dans son regard afin de ne pas en ajouter davantage. Sa maman apparut derrière et dit :

« Allez, Annabelle, va donner à Grand-Papa ce que tu as trouvé… »

L’amour de Clotilde l_i m_n_u___ __________.

Elle s’avança doucement pour les quelques pas qui la séparaient de son grand-père et lui tendit un morceau de papier replié.

Renaud le prit, le déplia et reconnut au même moment cette écriture qu’il avait lue des centaines de fois.

« Mon très cher amour, tu viens probablement d’avoir une peur terrible et un énorme chagrin à la suite du bris de la boule qui a dû tomber par terre. Mais si tu lis ceci, c’est qu’elle a assurément éclaté en cent mille morceaux lorsque tu l’as accrochée au sapin. Mon pari était risqué, j’en conviens, mais je m’étais assurée que la tige se décroche lorsque tu la déposerais sur une branche du sapin (visible devant l’arbre, j’espère !), car je suis certaine que tu l’as décoré malgré tout.

Maintenant que tu as ce mot entre les mains, sache que bien que je sois partie, je serai là avec toi tous les jours qui suivront. Ne pleure plus mon départ, un jour nous nous retrouverons et d’ici là, tu as notre belle grande famille sur qui compter et de qui t’occuper. Sois heureux, je suis finalement bien et délivrée de cette maladie. Embrasse les enfants et nos petits-enfants. Je t’aime. P.S. Habille-toi quand tu sors ! Tu vas attraper ton coup de mort!

— Ta Clotilde »

Renaud sentit la nostalgie revenir s’installer à nouveau.

L’amour de Clotilde l_i m_nq_ait én_rme_ent.

Renaud fut étranglé par l’émotion, sentant le poids du départ de sa douce s’adoucir à la lecture de ces mots apaisants. Elle avait planifié le tout. Il s’empressa de demander pardon à sa petite-fille qui était là, devant lui, à attendre patiemment, et il la serra très fort dans ses bras.

La peine était toujours là et le vide en lui ne serait jamais comblé. La vie devait continuer, et la vie, on en entendait à la grandeur de la maison lorsqu’on sonna à la porte.

Léo, sa conjointe et leurs trois enfants venaient d’arriver, le chien se remit à aboyer, Annabelle se mit à courir et à crier pour aller répondre aux nouveaux arrivants, réveillant du même coup Elliott, qui n’aimait toujours pas se faire réveiller et qui le criait haut et fort, mais c’était aussi ça, le bonheur de la vie.

L’amour de Clotilde ___ ________ __________.

C’est ça.

Ce qu’il restait, c’était ça.

L’amour de Clotilde.

Elle pour lui et lui pour elle.

L’ennui pour sa belle s’était dissout telle cette boule de Noël. Les souvenirs à l’intérieur, quant à eux, étaient restés intacts tel ce mot.

Pour la première fois depuis longtemps, un sourire apparut sur le visage de Renaud, qui se dirigea d’un pas certain vers sa famille pour épingler la lettre de sa belle Clotilde très visiblement sur le devant du sapin qui brillait de tous ses feux.

Ah la vie.

Celle-là même qui, bien qu'elle ne sera plus jamais ce qu'elle était sans la femme qui l'illuminait, pouvait dorénavant reprendre tout son sens à partir de maintenant, et c'était parfait ainsi dans sa nouvelle réalité...

« GRAND-PAPA !!!...»

Image de couverture d'Anton Darius
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