« Tout brûle
On peut pu éteindre les lumières
Profitons-en pour sentir
Ce que ça veut dire
Faire partie du monde »

Crédit: Judy - Centre du Théâtre d'Aujourd'hui

Judy Chicago est une artiste visuelle née en 1939 aux États-Unis. Très jeune, deux choses sont sûres pour la jeune femme : elle veut faire de l’art et elle devrait bénéficier de la même reconnaissance que reçoivent ses homologues masculins pour leurs créations. Elle commence à dessiner très tôt et est envoyée au Art Institute of Chicago afin d’y prendre des cours. Elle est douée, ça se voit, mais elle comprend vite que, pour être prise au sérieux, elle devra représenter autre chose que des fleurs et des papillons. J’ose croire que, comme moi, elle sait qu’il y a de la force dans les choses délicates et éphémères. Mais nous savons aussi toutes les deux qu’il faut parfois faire des sacrifices pour se tailler une place.

Alors qu’elle est l’une des seules femmes de sa classe, la jeune artiste décide d’étudier la carrosserie et la pyrotechnie, ainsi que de parfaire sa technique en aérosol. À l’image de ce qu’elle crée, Chicago souhaite sortir des sentiers battus de son époque et imaginer un monde en dehors des systèmes de domination qu’on lui connaît : « jamais dévouée à plaire ou à nourrir les institutions d’une démarche consensuelle, elle voit dans le statu quo la reconduction des mécanismes de la violence et de l’ostracisation. »

Judy Chicago est une artiste visionnaire et militante issue de la deuxième vague du féminisme. C’est une rebelle, une vraie. Judy parle d’elle.

ÊTRE AU MONDE

Ça commence par un murmure. Temps… Tant… J’attends. Il y a une espèce de tremblement, qui n’a rien de tangible mais qui se ressent. Une énergie emplit la salle, ça gonfle, ça explose.

J’attends. Le chœur, d’abord en harmonie, commence à se diffracter. Les voix se séparent, se superposent.

J’attends qu’on me nourrisse, qu’on m’habille, qu’on me lave.

J’attends qu’on me donne à vivre.

Ça commence par un souffle, une respiration, un rythme, une frénésie.

Un chœur qui bat.

ÊTRE DANS LA FENTE

Dès le début de la pièce, on le sait : il sera question d’être femme. D’être mise au monde femme et de décider ce qu’on en fait, de cette féminité. Comment on l’habille et la façonne. De la manière dont on l’incarne pour que ce soit vivable pour nous, toutes. Judy parle d’une fente constitutive, puissante et obscure.

La pièce met en scène des femmes prolifiques, des artistes et des médecins (pour qui il nous tarde d’avoir un nom féminin), des mères et des infidèles, celles qui ont tout ce qu’il faut pour être heureuses et pourtant, un morceau du casse-tête ne s’emboîte pas.

Chacune d’elle est différente et leur vision du monde entre en collision. Toutes ont quelque chose en commun, pourtant : elles désirent ardemment plus pour elles-mêmes. Pour leurs filles et leurs sœurs.

Elles désirent plus de ce monde qui les laissent pour compte et les oublient toujours quand vient le temps d’écrire l’Histoire avec un grand H.

ÊTRE DÉSIRANTE

Judy aborde l’éveil sexuel, d’un orgasme planté comme un couteau dans le ventre à une chaleur douce qui donne le goût du danger. Dans Judy, c’est le feu, tout le temps. Les existences mises en scène sont constamment dans l’urgence, à tenter de tarir une soif d’absolu qui se trouve insatiable.

Tout se joue ici, sur cette scène aux mille visages. Les acteurices non plus, n’ont pas de repos : il n’y a pas d’arrière-scène, ils sont presque toujours à la vue du public. Dans l’ombre ou sous les projecteurs, leurs corps habitent l’espace, comme pressés de jouer, impatient.e.s.

Les mères de Judy craignent la routine. Des femmes avant elles se sont battues pour leurs droits et elles ne les utiliseront pas pour être ordinaires. Elles sont bouleversées, sans cesse retournées, animées par leurs convictions et cette énergie vitale qui pousse à changer le monde. Être mère dans Judy, c’est synonyme de renoncer, c’est rentrer dans le rang, c’est perdre le feu.

Mais bien sûr, nous savons qu’il n’en est rien, qu’être mère ne prend pas le même visage pour toutes. Et c’est peut-être justement pour ça que les protagonistes de Judy ont des enfants : pour être confrontées, bousculées, pour apprendre de leurs filles à leur tour.

ÊTRE EN CRISSE

Dans toute cette urgence, il y a la rage. Celle qui brûle vive, qui éclate, qui libère. Celle qu’on transforme en art.

En révolution.

Les femmes de Judy hurlent leur place au monde, parce qu’elles se sont battues pour grimper les échelons, parce qu’elles méritent d’être reconnues, parce que c’est correct d’avoir envie de se marier et de faire beaucoup d’enfants et ce l’est aussi de vouloir quelque chose de complètement différent. Elles crient pour que nous arrêtions de vouloir être l’antithèse de nos mères ou de projeter nos ambitions sur nos filles. Elles font du bruit pour qu’on se rencontre au milieu, qu’on réalise que c’est notre première fois ici, à toutes. On fait de notre mieux.

Elles parlent fort pour que leur présence se fasse entendre, comme cette mystérieuse femme de ménage qui nettoie tout, mais dont on oublie le passage le lendemain. Comme quoi la classe ou la race nous divise encore : « les femmes privilégiées qui accèdent à des postes de pouvoir, qui ont droit de parole dans la cité et qui ne craignent plus pour leur sécurité, voient leurs privilèges reposer sur l’invisibilisation et l’exploitation d’une autre couche de la population. Immigration, pauvreté, surexploitation des ressources et mécanisation du vivant, ce sont les nouvelles ressources qui permettent à cette frange de la population de prospérer tout en simulant l’émancipation des individus au sein des sociétés capitalistes. »

Si on souhaite arriver à une paix durable qui nous inclut toutes, il faut tout mettre à terre. Pour arrêter de recréer le même modèle, il ne suffit pas de changer les couleurs, mais aussi la toile.

Tout raser.

ÊTRE ENSEMBLE

Elles entrent en collision, mais elles sont des tisons et leur danse entraîne un feu de joie.

Plus tard dans sa carrière, Chicago modifie son approche féministe. Si on espère un futur pour les femmes et tous les êtres vivants, il faut mettre à mort le système. Ce qui est en cause n’est pas tant la domination des hommes sur les femmes que les dynamiques de pouvoir, toutes, quelles qu’elles soient. On fonce tout droit dans le mur, on y est déjà, en fait, mais on s’enfonce plus creux dedans si c’est possible. Chicago l’avait bien vu dès les années 70-80 : nous sommes destiné.e.s à assister à « l’éternelle reconduction des crises et des guerres » tant et aussi longtemps que nous refuserons de changer radicalement, d’enlever la nappe de la table même si toutes les assiettes et les coupes sont encore dessus. L’admettre, c’est devenir responsable.

Chicago a commencé à mettre en relation sa mort individuelle avec l’extinction de masse en train de se produire. Dans son art comme dans la pièce, le cercle est omniprésent, aussi bien dans les formations des acteurices que dans le retour des histoires, qui semblent se rejouer sans cesse, peu importe les situations. L’autrice de la pièce se revendique d’écoféminisme, qu’elle décrit comme « axé sur l’interdépendance des êtres […] et sur s’aimer tel qu’on est afin de ne pas avoir besoin de consommer à l’extrême, de se divertir pour pallier nos failles et nos blessures originelles. »

Pour encore avoir des rêves, il faut donc s’aimer. Beaucoup s’aimer. Et continuer à créer.

ÊTRE ARTISTE

Chicago et son art agissent comme catalyseur pour les personnages de la pièce, qui se rassemblent autour de cette figure et entreprennent une lente métamorphose. Cet art transformateur offre non seulement un refuge, un endroit où se sentir compris.e et accepté.e, mais aussi un moteur de changement. L’art, c’est précisément le lieu de l’invention et du rêve. C’est à travers lui qu’on peut s’imaginer un monde nouveau, qui nous inclut en symbiose avec tout l’environnement et ses organismes. Ça fait mal, « se réinventer à côté de [cette fiction dominante] qui s’enracine jusque dans notre rapport à la nature et au vivant en général. » Mais c’est nécessaire pour tisser un avenir possible et inclusif.

Comme dans Papeça, la lumière reste toujours allumée dans Judy, même après les applaudissements et les saluts au public. La lucidité ne permet pas de repos; elle constitue un appel à l’action.

Judy jouera au CTDA jusqu’au 17 février. Il est temps de se laisser ensorceler par la magie colorée de Judy Chicago et sa faim de révolution.
Image de couverture via Centre du Théâtre d'Aujourd'hui
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