Je suis mal. Je le hais. Ça glisse depuis quelques semaines, et là je le hais. Je retombe immanquablement sur la dernière ligne. Celle du fond. Celle qu’on avait décidé d’éviter. Ce moment où la déprime nous fait tout remettre en question. Encore perdu.

L’autre soir je me suis surprise à penser de nouveau que ma vie consistait à attendre. Attendre que les enfants soient couchés, attendre l’été, attendre les moments seuls, attendre que les enfants grandissent. Ça m’a un peu flinguée de constater que j’en étais encore là. Et de nouveau je le hais, je le méprise, sa présence seule me tend. Même si je sais que ce n’est pas lui le problème. Néanmoins j’étouffe, et lui il sifflote. Oui il va chercher les enfants et il cuisine, il les emmène camper… (plutôt mourir). On ne compte plus les avalanches de papa chéri pour ça. Mais moi je les gère de bout en bout le matin. Et le soir, pendant et après qu’il cuisine, je les gère de bout en bout aussi. Elles me collent, pendant qu’il travaille (bien vague appellation quand ça se passe sur un cell), il regarde ses plantes, il fait ses exercices de physio, il danse…

Pendant ce temps je range, je torche, je baigne, je console, j’habille, je vide, je remplis, je ramasse.

Conclusion d’une semaine un peu dense: seule la séparation me laisserait respirer. Au moins une semaine sur deux. J’écouterais de la musique, je chanterais, j’essayerais mes fringues, je déprimerais tranquillement dans mon lit, j’appellerais mes ami.es, je me remettrais peut-être à cuisiner, j’aurais le temps d’avoir des envies, aller à des concerts. Avoir des envies, surtout. Retrouver le désir - au sens large.

Ce serait une galère financière certaine, mais consciente et assumée. Glorieuse et libératrice, en somme. À moins que ce ne soit un fantasme de bourgeoise qui sublime la misère.

Et pendant la semaine avec enfants, je n’aurais d’autre choix que de trouver mon rythme avec elles. Investir enfin ma parentalité au lieu de la subir. À moins que je ne fantasme là aussi.

Je souffrirais sans doute de l’échec amoureux et social, je jalouserais peut-être sa vie, sa liberté, ses amours. Mais je lâcherais enfin cette pression immense du couple, invisible et pourtant constante.

Je me souviens m’être dit lors d’une autre séparation, dans mon petit une pièce des Batignolles (meilleure période de ma vie, vue d’ici) qu’au moins, une fois seule et le cœur brisé, on est à l’abri. Au repos. J’imagine la même chose maintenant: séparée, quarantaine, pauvre ou presque, je serai enfin sortie de cette course de merde. Joyeusement sortie de la roue de hamster qu’est la vie d’une femme.

Le couple est un vaisseau social.

J’aime le mien, j’aime les valeurs qu’on porte, j’aime profondément mon mec. Et je hais pourtant ce que cette vie ordinaire fait aussi de nous. De moi.

Je sais ce que je pense le reste du temps (les semaines sans gastro, avec sorties et amies): que la vie sans engagement c’est comme un bateau qui reste au port, que ce couple est un merveilleux terrain de jeu pour grandir ensemble, bla-bla. C’est surtout bien confortable. J’ai coché mes cases à cocher, je peux garder mon petit chaos intérieur derrière les rideaux en lin de mon bel appartement du Plateau.

Et pourtant je trouve ça vraiment dur de se trouver là-dedans.

Une vraie lutte. Une révolution si tranquille qu’elle n’arrive jamais. Celles qui partent se retrouvent dans une forme de marge qui me fait très peur et très envie à la fois.

Et je me trouve aussi bien puérile de fantasmer cette radicalité comme si la libération viendrait nécessairement avec. Est-il vraiment plus facile de créer de l’espace en soi, de se réaliser seule plutôt qu’en couple? Ce soir j’imagine que oui. Ça prend tellement de jus, sérieux. Après ça il ne reste plus rien, ou si peu.

Nos mères ont mangé (et lavé) des miettes toute leur vie en souriant.

Moi je fais pareil en faisant la gueule. J’essaye putain je vous jure. L’autre jour j’ai lu un truc sur Instagram qui disait à peu près: “we don’t need our mothers to save us constantly. What we need is to watch our mothers save themselves.” Explosion de cerveau. Je le sens profondément que c’est vrai, c’est ce qui m’a le plus manqué, et pourtant je lutte, je me débats. J’ai l’impression de déployer des efforts énormes et pourtant vains et imperceptibles ailleurs qu’en moi. C’est ma plus grande frayeur. Je voudrais que mes filles aient une mère épanouie, indépendante, joyeuse, qui fait des choses pour elle, qui va dans le monde, qui n’a pas peur.

Et pourtant je suis là à noircir des pages d’aigreur et de médiocrité.

Mes filles me voient fumer sur le balcon comme on prend sa respiration avant de replonger dans le bocal de la vie domestique. Elles hurlent dès que je veux être seule, dès que je quitte la maison. Elles ne réalisent pas qu’en me voulant collée et dévouée à elles, elles creusent notre tombe à toutes les trois. C’est à moi de tracer une ligne, je le sais, ça fait des mois que j’essaye. Parfois je me dis que j’avance, ce soir pas du tout. L’impression d’être encore à leur merci, désabusée, avec leur père qui me jette des balles au passage (natation, jogging, soirée boulot, camping sur la glace - mais pourquoi? - you name it). Ils savent nous étouffer sans même s’en rendre compte. Je m’étais pourtant promis de voir sa détermination comme une inspiration et pas comme un truc exprès pour gâcher ma vie. Mais cette semaine ça ne marche pas. Aujourd’hui j’ai imaginé le laisser là, partir sans prévenir. My god comme j’admire celles qui font ça. On les insulte, je les vénère.

Je me sens tellement poche comme mère.

Quand je pense à mon amie qui organise des vacances incroyables, monte sa boîte, court le marathon de NYC, vit ses émotions et déborde de joie, je me dis que ça, c’est un ostie de bon modèle. J’espère que mes filles profiteront un jour de mes qualités de personne aussi - pas seulement de soignante dépourvue de patience, j’entends. Je ne sais même pas vraiment ce que j’entends par là, mais elles sont jeunes donc j’ai encore le bénéfice du doute.

Si seulement mes amies étaient là, ces quelques pages de venin acerbe se seraient transformées en apéro plein de larmes et de rires, dont je serais ressortie épuisée et remplie d’amour.
Image de couverture de Kinga Howard
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