Ani et moi, nous étions en voyage à la plage. On se baignait dans l’eau salée de la mer comme si c’était la meilleure décision d’avoir investi nos maigres budgets d’étudiants dans des vacances à Punta Banana. Ani a l’air d’un homme fort, mais ce n’est pas le meilleur nageur. Moi, je me faisais flotter en étoile sur le dos en me disant que lui, il aurait dû mettre des flotteurs.
(À lire: Oser parler)
J’ai piqué une plongée de sirène pour aller chercher de la vie sous-marine. Mon meilleur ami m’a suivi sans se poser de question, comme on fait souvent dans notre génération. Il est ressorti de l’eau aussitôt en criant comme un enfant. Je lui ai lancé : «T’es-tu fait mordre pas un Piranh-Ani?» Il avait mal visiblement, mais moi je voulais juste placer mon jeu de mots douteux. C’est ça les vrais amis.
«Non, mais comment tu fais pour garder tes yeux ouverts sous l’eau? T’es folle!» Je l’ai censuré un peu, parce qu’il blasphémait beaucoup.
Il pensait que de garder ses yeux ouverts dans la mer c’était une affaire de mutant. Comme de licher son coude ou de toucher son nez du bout de sa langue. Il était certain que grâce à ça, Deadpoolm’aurait prise dans son escadron.
«Garder ses yeux ouverts sous l’eau, c’est pas une affaire de mutant Ani, c’est une affaire de femmes.»
«Pour une féministe, je te trouve pas mal sexiste.» Qu’il m’a dit.
«Pour un féministe, tu comprends pas vite vite Ani.»
Il m’a demandé de lui monter le chemin de la raison. J’ai aimé ça. Il manquait bien juste qu’il m’appelle Yoda. J’lui ai expliqué qu’on est habituées d’avoir les yeux qui brûlent, nous les femmes.
Il s’est fait des idées croches, c’est son sourire en coin qui me l’a dit. «T’es con Ani!».
«On est habituées d’avoir les yeux qui brûlent, parce que lorsqu’on porte du mascara, on peut pas se frotter les yeux, même s’ils picotent. Et si on se frotte les yeux quand même, alors ça brûle d’autant plus parce qu’on s’envoie plein de produits chimiques dans les rétines. Alors ça brûle encore, puis on pleure. Quand on pleure, tu sais ce que c’est Ani? C’est de l’eau salée qui nous remplit les yeux. Toi t’es pas habitué de pleurer, parce qu’on a toujours dit aux petits gars qu’il ne fallait pas faire ça. Si tu pleurais un peu, tu pourrais voir les poissons toi aussi.»
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J’ai vu une étincelle dans son regard.
«Mais pourquoi vous vous infligez toujours plein de maquillage? Les gars aiment les filles au naturel maintenant. On est féministe nous aussi!»
Nevermind, l’étincelle c’était seulement le reflet du soleil dans ses yeux. Il croyait bien faire, mon pauvre ami, un peu trop loin d’avoir compris.
«T’as du chemin à faire pour l’égalité si tu prends pour acquis que les femmes se maquillent pour les hommes.»
«Alors pourquoi vous vous maquillez?»
«Pour jouer.»
«T’es crissement pas facile à suivre ma fille.»
«Je sais, c’est crissement pas facile de se faire une tête, entourée par sept milliards de personnes. Mais c’est pas ça le point. Je ne me maquille pas pour les hommes. Je ne me maquille pas pour me sentir belle. Je n’ai besoin de maquillage pour aucun de ces deux facteurs. Pas moins que ton frère, pas plus que ta sœur.»
Il s’est mis à me regarder comme si je parlais une langue inconnue. Visiblement, il ne savait pas je m’en allais où avec mes comparaisons tordues. En fait, moi non plus…
«Tu sais Ani, quand on était enfant, on aimait tous faire des dessins. Garçons comme filles, on nous calmait avec du papier et des crayons et pour laisser le temps à nos parents de souffler de temps en temps.
Pourtant, quand on vieillit, on nous dit que de dessiner, ça nous permettra pas de mettre du pain sur la table. Partout dans le monde, des gens croient qu’on a réussi à transformer l’eau en vin, mais de peindre pour gagner son pain, c’est presque inimaginable.
Tout ça pour dire qu’on va rire de moi si je sors mes Crayola en réunion, mais si je peinture mon visage, personne ne me pose de questions. Alors je me maquille pour me calmer, comme quand j’étais enfant. C’est vraiment drôlement pas facile de se faire une tête, entourée de sept milliards de personnes.»
Mon Ani était visiblement dérangé à plusieurs niveaux. Dérangé intellectuellement, dérangé dans ses vacances. Je sais pas à quel dérangement il accordait le plus d’importance.
«Alors se maquiller… c’est bien ou c’est mal?»
«C’est se maquiller.»
On a passé quelques minutes en silence.
Je me suis virée sur le dos, après une quinzaine de minutes de cuisson, question de revenir à la maison avec un teint qui dirait « l’investissement à la plage en valait la dette». T’sais, si on revient pas bronzé, est-ce qu’on a vraiment voyagé ?
J’ai croisé le regard pensif et asséché par le sel marin de mon ami. Notre échange n'était clairement pas encore fini.
Il m’a dit: « C’est quand même cool que vous ayez cette liberté-là, vous les femmes… changer vos cheveux aux saisons, votre maquillage selon les occasions. J’aurais aimé ça être une femme juste pour ça. »
« Ani, voyons, il y en a pleins de gars qui se maquillent maintenant et ils ne se font pas rejeter pour autant franchement.»
« Ok. Je veux bien, mais réponds honnêtement. Est-ce que tu vas swipe right un gars qui a mieux réussi son contouring que toi?... Même si tu respectes entièrement la liberté de chacun, si tu croises un gars dans un bar qui possèdent toutes les palettes de Kylie Jenner, ton sentiment inné, c’est ton envie de le cruiser ou de le féliciter d’assumer son "individualité" ? »
On est restés encore quelque temps en silence.
À des milliers de kilomètres de chez nous, Ani et moi on a conclu qu’on a pas mal de chemin à faire pour être enfin solidaires.
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