« Je vais continuer à marcher à contre-courant, car à contrecœur, je n’y arrive pas. »

- Anonyme

Voilà plusieurs années que je m’intéresse à la condition humaine. Mon travail à titre de travailleuse sociale, mais aussi, de façon plus personnelle et générale, ma passion pour la compréhension de l’humain comme être social, m’ont par ailleurs amenée à réfléchir davantage sur les conditions actuelles de la vie humaine ainsi que ses différents angles d’analyse et perspectives permettant de les comprendre. Au fil des années et des mois, diverses lectures ont soutenu mes réflexions sur plusieurs thèmes.

En mai 2024, je tombe sur un excellent texte de la journaliste Josée Blanchette dans Le Devoir intitulé « Le chaos ordinaire de l’amour ». Je saisis rapidement que, dans cet article qui me parle, plusieurs liens sont faits avec les propos de la sociologue Eva Illouz. Intriguée, j’achète le livre que cette dernière a publié récemment en 2020, « La fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain »*.

Le titre est dur, mais ma curiosité l’emporte.

Me voilà aujourd’hui, quelques semaines plus tard, après avoir terminé la lecture de cet essai de 416 pages, sincèrement bouleversée par les résultats de son enquête et des hypothèses qui en découlent. Tout comme Josée Blanchette l’écrit dans son article du 10 mai 2024, je ne peux que constater l’importance et la pertinence de ce livre dans un monde en pleine perte de repères, aux prises avec un réel désarroi au niveau de la création des liens sociaux, en particulier en ce qui concerne les relations amoureuses (si l’on peut encore les appeler ainsi). La travailleuse sociale en moi souligne par ailleurs le regard différent et éclairant sur les relations amoureuses et les émotions amené ici par la sociologie, alors que ce thème était jusqu’ici souvent – et presque exclusivement – analysé par la psychologie.

Le choix de ne pas choisir

L’idée de base est que les interactions sociales ne peuvent pas être exclusivement analysées dans une perspective individuelle et individualisée, puisque ces dernières ne sauraient avoir lieu sans prendre en compte le contexte et la structure sociale. Illouz démontre habilement les impacts sournois, mais pourtant flagrants, du capitalisme scopique dans le domaine des relations et des émotions.

Si la liberté et le choix sont des thèmes et des aspects centraux au cœur des relations affectives contemporaines, les études d’Illouz démontrent que nos sociétés modernes ont réussi à amener ces concepts à un extrême tout autre, mettant dorénavant de l’avant une toute nouvelle catégorie de choix : le choix de ne pas choisir. « La liberté de chacun s’exerce dès lors par le droit de ne pas s’engager dans une relation, ou celui de se désengager d’une relation […] » à tout moment.

Qui plus est, ce qu’on peut constater, c’est que non seulement les non-relations – relations qui ne sont pas circonscrites par des principes d’engagement, pouvant être regroupées sous plusieurs termes dont situationships – sont devenues la norme, mais aussi qu’aucune pénalité n’est encourue pour la personne qui y met un terme, d’où la prolifération hallucinante des histoires de ghosting, par exemple.

En fait, la nature de telles relations « consiste précisément à reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une relation ». De ce fait, l’idée même d’établir une entente ou un contrat entre deux individus qui en accepteraient les clauses porte ici défaut, alors que le fait de mettre fin à une non-relation se fait aujourd’hui sans coût symbolique, ni stigmatisation pour la personne qui l’initie.

Ainsi, le capitalisme aurait détourné la liberté sexuelle et du choix de partenaire pour, au final, se l’approprier. Les applications de rencontres en sont à la fois le fruit et le moteur, alors que nous pouvons aujourd’hui parler de marché des relations, où instabilité et volatilité des relations sont au rendez-vous plus souvent qu’autrement. En effet, le capitalisme a deux effets majeurs qui peuvent être repris dans le contexte des relations affectives : le déclin de la loyauté et le déclin de la confiance.

Nouvelle réalité de marché

L’un des aspects les plus frappants de cet essai est selon moi la démonstration des effets pervers, quasi annoncés, des applications de rencontres, soit les Tinder de ce monde. Au regard de la quantité de partenaires potentiels, l’abondance proposée par la technologie transforme littéralement l’évaluation que nous faisons de ces dits partenaires afin de rapidement identifier les bons des mauvais candidats.

Les réseaux de rencontre ont en ce sens décontextualisé les personnes de leur environnement social, obligeant les individus à utiliser des critères purement arbitraires, et ce, dans un contexte d’évaluation abstrait, mettant complètement de côté le contexte de vie et l’environnement de l’individu. Pas étonnant, ainsi, que les fameuses dates prennent souvent l’allure d’un entretien d’embauche ou d’un test standardisé.

À ce sujet, Illouz utilise une image intéressante. Alors que « les évaluateurs romantiques prémodernes choisissaient comme dans une maison de vente aux enchères parce qu’ils opéraient dans des conditions de rareté, les évaluateurs romantiques et sexuels modernes choisissent comme s’ils étaient dans un supermarché : ils manquent de points de repère clairs […] » et font face à l’abondance. De ce fait, l’abondance et l’accessibilité des partenaires sexuels et affectifs entraînent aujourd’hui une difficulté à trouver à l’un ou l’autre de ces partenaires, une singularité, c’est-à-dire une rareté à laquelle nous voudrions nous attacher, ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler tomber amoureux.

Réflexions et prises de conscience

Cet essai se résume difficilement en aussi peu de mots, mais ma réaction, quant à elle, se résume aisément. À mi-chemin entre bouleversement et soulagement, j’ai trouvé, dans les études d’Illouz, un certain réconfort à mieux comprendre d’où venait mon malaise et, même, mon sentiment d’usure – tout comme plusieurs autres personnes – face au fonctionnement des relations affectives contemporaines et des réseaux de rencontres.

Sans surprise, l’auteure parle du fait que le marché moderne des relations est couramment décrit comme une épreuve, et ce, de façon encore plus prononcée chez les femmes. Cet essai met, selon moi, des mots sur les maux contemporains, que je peux tout autant observer dans ma vie personnelle que professionnelle, à titre de travailleuse sociale : isolement et solitude, anxiété, diminution du filet social et de la structure sociale, perte de confiance envers les individus et les institutions et enjeux de santé mentale en forte croissance, pour ne nommer que ceux-ci.

Initialement aux prises avec des sentiments de colère et d’impuissance contre le contexte social actuel et sa culture capitaliste prônant la consommation sous toutes ses formes, j’ai finalement pu constater que je faisais bel et bien partie de ce système, ayant d’ailleurs moi-même adopté plusieurs comportements typiques de ce système. Si la volonté m’habite par moments de vivre en marge de cette culture et de ce système, il est pourtant bien difficile de s’en dissocier, plusieurs forces invisibles venant influencer nos rapports sociaux, forces que cet essai a su décortiquer avec succès. En ce sens, je sens que j’ai à tout le moins aujourd’hui davantage d’outils pour prendre du recul face à ce système.

Comme nous le résume Eva Illouz, « les sociétés contemporaines sont passées d’une économie du désir, régulée par la rareté et l’interdit, à une économie de la jouissance, qui correspond au besoin illimité de trouver satisfaction immédiate dans des objets qui existent en abondance. […] Mais, dans la jouissance, il est impossible de trouver ou de constituer correctement des objets d’interactions, d’amour et de solidarité ». Et maintenant, si, tout le monde en même temps, on revenait quelques pas en arrière et on mettait au cœur de nos interactions, plus d’amour, de respect et de solidarité, croyez-vous qu’on pourrait changer les règles du jeu? Ou peut-être même, y mettre le feu?

« […] Mais où sont les règles du jeu
Qu'on y mette le feu?
On joue au solitaire
Tout le monde en même temps […]
Si tu m'prenais dans tes bras
Si j'te disais "pourquoi pas"
On pourrait commencer par là »

- Tout le monde en même temps par Louis-Jean Cormier (2012)

* Illouz, Eva. La fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain, Le Seuil, 2020, 416 p.

Image de couverture via Unsplash
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