Tondre la pelouse ; une jobine d'adolescent qui ne paye pas beaucoup. À peine de quoi t’offrir une crème molle à la fin de la journée. Ne la prends surtout pas trempée dans le chocolat, tu peux pas te le permettre.

En fait, tu peux pas te permettre de luxe. Tu ferais mieux de rentrer chez toi et de voir s’il ne reste pas quelques popsicles dans le congélateur

Il faut mettre des sous en banque.

Il faut économiser dans la vie. C’est ce que tes profs te disent, ce que tes parents affirment. Alors que toute cette société te pousse vers un capitalisme de masse.

Un monde où il faut se dépêcher à s’enrichir, à consommer, et cela, plus rapidement que le voisin. Avoir un égo gros comme vingt dépotoirs, une famille, un travail et une vie stable, juste pour pouvoir consommer encore et toujours plus. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.

Plus rien de cette planète, de ses ressources. Plus rien.  

À quinze ans, stressé du futur. Stressé de tout. Un vrai petit anxieux travaillant dans un théâtre, comme entraineur de soccer, comme moniteur de camp de jour, comme tondeur de pelouse, comme emballeur à l’épicerie. Il faut travailler et tous les moyens sont bons.

Cinq jobs à temps partiel et c'est pas assez…

L’importance d’épargner et d’économiser pour les études supérieures. Ça coute cher tout ça!

Revenir épuisé, brulé…la patience au tapis.

Tu rentres à la maison. Tu ranges ton matériel. Ta tondeuse dans la remise, tes cisailles dans le cabanon. Recompte ta paye et prends-toi un dessert glacé dans le congélo.

Tu te demandes comment les choses pourraient être pire

Comment font les adultes? Comment survivent-ils entre les engrenages de cette énorme horloge qui nous broie? Manque de temps, manque d’argent. Toujours donner tout à cette industrie du travail qui s'en fout.

Ton père te disait toujours que la clé, c’était de faire ce que tu aimais. S’assurer de ne jamais être déçu en accomplissant c'qui te fait du bien.

Mais quoi?

Tu voudrais être artiste. Difficile dans une société qui s’en fout de la musique, de l’écriture, du théâtre, de l'improvisation, de la peinture, de ce qui t'allume. Y’a ben juste la télé et les films qui comptent.

D’ailleurs, combien de programmes au Cégep et à l’Université se concentrent sur la pratique artistique, plus que sur l’analyse historique de celle-ci? Tu y penses un peu et tu sais qu’ils en existent peu.

Fuck this!

Être une pièce de puzzle qu’on ne peut placer et qui ne fit nulle part. Fuck this! 

Ne pense pas à ça. Tu te diriges vers le salon. La télévision diffuse une reprise d’un match de soccer que tu as écouté la veille. Papa repose sur le divan.

Tu te dis que tout n’est pas si catastrophique. 

La situation n’est pas aussi désespérée qu’elle ne le semble. Qu'un jour, tu vas trouver ta place. Qu'une institution voudra bien te graduer. Ta famille t’aime. Ton père, ta mère, ta sœur ; tous t’aiment.

Tu regardes ton père. Il ne bouge pas.

La désinvolture dans sa position te fait penser à un pantin qu’on aurait laissé tomber. La bouche bleutée grande ouverte, le regard vide, le corps blanc momifié dans une expression d’abandon général.

Sa poitrine ne se gonfle pas. Il n'y a aucune dilatation au niveau de ses narines. Il ne respire plus.

Tu te grouilles à appeler les secours. Sans attendre l’arrivée de l’ambulance, tu commences le massage cardiaque.

1, 2, 3, 4, 5…deux insufflations et on recommence.

Essayer d’éviter l’inévitable, mais tout de même échouer. Les secours arrivent quelques minutes après.

15h33 : heure du décès.

Perdre son père à 15 ans, on ne s’en remet jamais vraiment.

Être incompris n’est maintenant plus juste une impression, ce sentiment fait partie de moi. L’échec m’habite. La honte, la déception, c’est maintenant ma personne. 

Source de l'image de couverture : Unsplash
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