La première fois que j’ai eu le sentiment de me faire arracher un petit bout de cœur, ce n'était pas à cause d'une amie, non. J’étais fraîchement débarquée dans ma nouvelle école secondaire. À l’époque, je n’avais pas encore expérimenté la douleur amoureuse, cette souffrance qui écorche le cœur comme une grosse débarque sur l’asphalte, le genou ouvert, troué de cailloux, du sang partout.
Il s’appelait Étienne et il était beau comme le ciel. Quand il posait les yeux sur moi, j’avais besoin d’un siège pour ramasser mon pauvre corps troublé qui ne tenait plus sur ses deux jambes, qui s’emportait. Un matin, je l’ai vu adossé à son casier, sa bouche sur celle d’une fille magnifique. C’est à ce moment-là que mon petit bout de cœur est tombé, entaillé à froid. J’ai cessé de manger pour laisser à mes larmes le loisir de couler plus longtemps. J’avais mal partout, tout le temps, et quand je croyais enfin être mieux, je me transformais en rivière en pensant à lui.
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J’ai visité cette douleur-là à quelques reprises dans ma vie. Chaque fois, l’idée de ne pas en émerger venait valser dans mes pensées. Et puis le temps, celui dont tout le monde parle, ce maudit temps qui finit par passer. Un jour, sans vraiment le chercher, on retrouve le petit bout de cœur qu’on avait échappé, de la même manière dont on retombe sur de la monnaie abandonnée dans un manteau rangé pour l’été. On le recolle, on se refait une beauté et la vie reprend ses droits.
Les peines d’amitié, j’ai le sentiment que c’est une autre histoire.
Peut-être parce qu’on ne s’y prépare jamais vraiment, comme si l’amitié avait quelque chose de scellé pour la vie, d’irrévocable. Alors quand la séparation se pointe, elle débarque sans sonner, avec ses grosses bottes pleines de gadoue sur ton tapis d’entrée, pour te coucher au plancher et t’arracher ton petit bout de cœur.
Je l’ai rencontrée une fois, la brutale. Et je ne suis pas certaine, encore des années plus tard, d’avoir réussi à me recoller le morceau.
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Cette amitié-là avait vu le jour dans une cour d’école. Des gamines qui s’étaient trouvées sympathiques et qui avaient décidé de faire un bout de récréation ensemble. Elles avaient traversé le secondaire et ses remous, avaient vu passer des printemps moins jolis que d’autres, des étés qui donnent espoir, des bouteilles de vin cheap bu au goulot, des bains de minuit et des nuits blanches. Elles s’étaient tenues debout devant leurs failles et leurs maladresses.
Et puis il y avait eu cette tempête impossible à traverser.
À ce moment-là, c’était comme si les bons mots n’existaient plus entre elles. Il n’y avait plus que les remarques moches, bêtes et tranchantes, pour essayer de se rapiécer l’amitié. Alors en tentant de remonter à la surface, elles faisaient des bouillons inquiétants.
Et elles avaient fini par couler pour de bon.
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Rapidement dans cette histoire, la colère s’est dissipée pour laisser une belle grande place au vide. La seule chose qu’il me restait de notre amitié, c’était un sentiment de tristesse que je nourrissais, comme pour garder vivantes les braises encore brûlantes.
La vie ne s’arrête pas dans la peine d’amitié comme au cœur d’un chagrin d’amour. Je ne me suis jamais retrouvée couchée sur le plancher de mon salon à pleurer l’absence de mon amie. Je ne lui ai pas écrit de textos à 3 heures du matin tout comme je ne suis pas sortie dans les bars pour l’oublier, des shooters de Jameson en enfilade pour me faire croire à une renaissance certaine.
Mais elle est toujours présente dans un coin de ma tête, une lumière qui ne s’éteint pas. Elle surgit avec une chanson, un souvenir d’enfance ou une anecdote comme nous en partageons des dizaines toutes les deux. Elle construit la courtepointe de ma jeunesse, elle est de tous les morceaux, la langue sortie, ses couettes ébouriffées et sa belle face. Encore aujourd’hui, près de huit ans plus tard, il m’arrive de m’ennuyer d’elle. Ça ne court pas les rues des gens pour planter leur drapeau dans votre cœur, vous tenir la main tendrement et faire un bout de chemin avec vous. Il faut en prendre soin, comme de la visite que l’on reçoit à coucher. Un soin tout neuf à tous les jours.
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Peut-être que nous avions vécu ce que nous avions à vivre ensemble. Peut-être que cette rupture d’amitié était la meilleure chose qui soit.
Mais peut-être bien que je me suis pété la gueule magistralement, que je n’ai pas été à la hauteur de nous deux et qu’il réside dans cette rupture, l’écho d’un échec qui n’arrêtera pas de me titiller le tympan.
J’ai décidé de ne plus chercher en vain une réponse à cette question. Je me suis rangée dans le camp de la reconnaissance où je salue la chance d’avoir connu pareille amitié.
Soyez doux avec vous. Pardonnez. Et prenez soin de ceux à qui vous faites une place dans votre vie. Pour essayer que le chagrin d’amitié, n’occupe pas un coin de votre tête, pour qu’il ne vous manque jamais de petits bouts de cœur égarés.