Dans sa nouvelle création Mémé, l’artiste belge Sarah Vanhee redonne corps à ses aïeules, ces femmes que l’Histoire avec un grand H a oubliées parce que trop « ordinaires ». Nos grands-mères, des êtres tout ce qu’il y a de plus normal, occupées toute la journée à labourer la terre, nourrir les enfants, brosser les cheveux, repriser les vêtements, dorloter, câliner, réconforter, consoler, soigner les bobos, à faire l’amour.

Était-ce vraiment l’amour, qu’elles faisaient?

Personne ne le saura vraiment, faute de leur avoir demandé alors qu’il était encore temps.

Je me reprends, donc : occupées toute la journée à cuisiner, laver, frotter, faire des enfants. Les fabriquer et les porter pour en prendre soin, pour travailler jour et nuit sans que personne ne s’en rende compte. Sans que personne n’accepte d’y voir un emploi exigeant et parfois éreintant, le care. Si elles ne quittent jamais la maison et ne sont pas payées, travaillent-elles vraiment?

Aujourd’hui, nous savons que oui.

Que prendre soin n’est pas naturel ni inné, c’est un travail 24h sur 24 sans reconnaissance ni rémunération. Et pour éviter d’avoir deux emplois prenants, l’un rémunéré de 9 à 5 et l’autre oublié, prenant place avant et après l’emploi officiel, les femmes d’aujourd’hui en engagent d’autres pour cuisiner, laver, frotter, prendre soin des enfants. Pour éviter de travailler en double aujourd’hui, l’on engage d’autres femmes, souvent moins fortunées et privilégiées, pour jouer la nounou, la femme de ménage, la cuisinière, etc.

Sarah Vanhee, seule en scène, retrace une filiation matriarcale, une corde d’arrimage solide ayant tenu ensemble des familles de génération en génération pour se rendre jusqu’à elle. Autour de l’artiste belge s’échangent captations vidéo d’elle et son propre fils, des ombres chinoises, des poupées. Autant d’images enfantines et ludiques pour aborder le passage du temps, la maternité, la filiation. Peut-on évoluer dans le monde sans connaître nos ancêtres? Les blessures peuvent-elles traverser les générations, comme un legs involontaire, mais bien présent? Est-ce qu’être femme est l’une de ses blessures? À travers la naïveté de l’enfance et la sagesse des années, Vanhee interroge notre rapport aux ancêtres, au travail du care, à ce que ça veut dire, vraiment, d’être une famille.

Mémé redonne les lettres de noblesse aux grands-mères, jamais obtenues de leur vivant.

Elle célèbre ces corps de femmes qui nous ont tenu.e.s et nourri.e.s et bercé.e.s. Retraçant sa propre histoire, celles de sa mémé et de son oma, Vanhee met en lumière la résilience incroyable de ces femmes, au vécu instrumentalisé trop longtemps, pour leur offrir une ultime salvation. À travers le portrait de ces aînées dans lesquels on discerne nos propres grands-mères, la performeuse met en lumière la force surhumaine que ça prend pour rester douces dans un monde qui veut sans cesse notre silence, notre mort. Vanhee montre que dans leur tricot, leur broderie, leurs gâteaux, leurs recettes qu’on utilise encore, nos grands-mères étaient bad ass.

Des forces de la nature.

Le spectacle permet la revalorisation de leur travail invisibilisé; la réappropriation de ces existences fragiles sans cesse tournées vers l’autre.

Imaginé en collaboration avec la marionnettiste Toztli Abril de Dios et l’artiste sonore Ibelisse Guardia Ferragutti, Mémé fait advenir un dernier au revoir pour l’artiste et urge celles et ceux à qui il reste encore du temps d’en profiter. L’œuvre transdisciplinaire de Vanhee et ses comparses est une grande célébration de la lignée féminine qui se dessine derrière nous. Elle tisse une ode sensible et intime à ses aïeules, commémorant leur mémoire dans une grande fête peuplée de spectres, de souvenirs, de déceptions et d’amour. C’est un rituel, une manière d’expier ce qui ravage et de laisser aller. Vanhee exorcise la chair de ses grands-mères, corps-outils pratiques et gratuits depuis trop longtemps, pour mieux les libérer et leur permettre de se reposer, maintenant.

Ne reste plus qu’à espérer que leurs remèdes et recettes secrètes soient passés encore longtemps de génération en génération, tel un joyau précieux et poli par les années.
Image de couverture © Festival TransAmériques
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