Elle entame un second chapitre, m’offrant une fenêtre sur son existence. Elle me parle de champs à perte de vue, de la campagne où elle a grandi. Ce n’est pas sans embûche qu’elle est parvenue à mener sa vie quotidienne : dur labeur et pauvreté à s’en manger les doigts. Elle a vécu l’atroce misère sans le moindre apitoiement.
Une femme forte.
D’une résistance irréfutable, elle énumère les harassantes tâches de sa jeunesse, un grain de fierté dans la voix : traite du bétail, cuisine aux saveurs du terroir, contribution aux corvées ménagères.
Une femme forte.
L’odeur du fumier me chatouille les narines lorsqu’elle marmonne ses souvenirs d’une époque disparue.
Inopinément, un vent de brouillard camoufle son visage. Un voile d’une blancheur glaciale se dresse devant ses yeux.
Sourire niais et regard perdu; inanité totale. Elle n’a rien de la femme que je connais.
« Est-ce qu’on s’est déjà rencontrées, ma jolie? », me demande-t-elle.
D’un bec pincé, je peine à lui révéler mon identité : « Mais voyons grand-maman, c’est moi, tu ne me reconnais pas? »
Cocktail de confusion. Je ne veux rien entendre. Je ne veux pas avaler l’évidence. Le goût âcre de ce chaos cognitif me donne la nausée. Je la vois chercher un repère, chercher un indice, mais en vain. Une bouchée de déception lui fait ravaler sa salive. Elle aurait tant voulu me berner, mais nulle heure n’est à la plaisanterie, nous le savons toutes les deux.
Sa chaise berçante brise le silence, en couinant de plus belle. Elle ne perd pas sa force physique, grand-mère. Du haut de ses 90 ans, elle ne cesse de se tenir droite telle une reine et d’aligner ses petites jambes d’un pas assuré.
Une femme forte.
C’est l’heure de la marche : « Viens, on va prendre l’air un peu, ça nous fera du bien ». Sans protester, elle me suit dans ce royaume de chaises roulantes, de têtes dégarnies, de souvenirs absents... Les rayons du soleil les réchauffent, elle et sa mémoire labile. De retour aux champs de blé, au voyage aux saveurs d’une Germaine Guèvremont.
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Les rêveries reprennent leur route: fleurs et familles surpeuplées. Elle élève ses sept mômes sur la terre générationnelle. Elle me les énumère tous, sans les confondre. Mon père est l’aîné, le protagoniste de son histoire, l’enfant qui affronte la rude besogne qu’est le travail sur sa ferme. La pauvreté perdure sans nonobstant lui voler son sourire.
Une femme forte.
Bien entourée, elle ne souhaite rien de mieux que la santé de ses enfants. Ses visites à l’église sont innombrables. Un chapelet à la main, elle prie pour enjoliver ses souvenirs prochains. Chaque détail y est… avant de décaniller en fumée.
La panique s’empare de son être, une fois de plus. Blanche comme neige, elle cherche ses mots. En fait, elle n’en cherche qu’un seul auquel s’agripper pour s’empêcher de replonger vers l’inconnu, vers cet abîme qui la hante.
Une femme forte glisse.
Son regard crie à l’aide. Acharnée. Mais sa bouche siffle sans son. Retour à la case départ. À l’aube de son passé. Au prélude de son existence. Les échos de sa mémoire s’effritent. Des miettes d’un nirvana défunt.
Une femme forte fane.
Et si le vide n’était en fait qu’une façon d’amorcer sa chute plutôt que de régresser? Détourner ses angoisses, ignorer ses peurs, contrôler son esprit, se rassurer. Tu n’es pas folle, grand-maman.
Et je t’aime d’un amour éternel, même si tu tends à l’oublier.
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