Un, deux, trois, quatre.

Une architecte, un vendeur de quincaillerie italienne, une cheffe de publicité, un fils de héros de guerre. Quatre. À eux seuls, ils semblent former le portrait d’un peuple qui se cherche, qui s’est écroulé et doit se relever.

Ils se relèvent.

La fin de l’homme rouge, c’est quatre témoignages intimes d’après la catastrophe. L’effondrement de l’ex-URSS. Le démantèlement du régime soviétique, au tout début des années 1990, après les camps, la guerre, la perestroïka.

On raconte toujours les tragédies. Mais on s’intéresse peu à ce qui se passe après.

Svetlana Alexievitch est une écrivaine et journaliste biélorusse. Avec son enregistreuse et un crayon, elle parcourt l’ancienne URSS à la recherche de petites histoires qui, par le biais de leur expérience individuelle, donnent corps à la grande. Parce que si les statues ont été détruites, les drapeaux changés et le règne effondré, il continue toujours de vivre, obstinément, en chacune de ces personnes. Le socialisme intérieur. La grande utopie, les rêves échoués, continuent de respirer en elles et en eux. Comment donne-t-on sa vie au service du bien commun, d’une société parfaite, pour ensuite se faire enlever violemment le mirage? N’était-ce donc qu’un mensonge? On ne s’arrache pas facilement d’une aussi belle histoire.

On ne revient pas indemnes d’avoir rêvé le paradis terrestre et d’y avoir cru. Et s’il fallait que le communisme cesse, pourquoi l’avons-nous fait sans considération pour ces gens, ceux et celles qui se sont battu.e.s, qui se sont sacrifié.e.s, qui y ont laissé corps et âmes? Avec quels plans d’avenir les avons-nous écarté.e.s de cette fausse utopie?

C’est peut-être là, que gît la violence, aussi.

Grâce à son essai La fin de l’homme ou Le temps du désenchantement, Svetlana Alexievitch remporte le prix Médicis de l’essai en 2013 et le prix Nobel de littérature en 2015. Catherine de Léan tombe par hasard sur son livre et signe par la suite sa première mise en scène en faisant l’adaptation de cette lecture. Sur les 20 témoignages, elle en choisit quatre. Une architecte, un vendeur de quincaillerie italienne, une cheffe de publicité, un fils de héros de guerre. De Léan est touchée par la manière de raconter de Alexievitch, par ces mises en récits réelles qui semblent plus folles que la fiction. Le lectorat est au plus près de ce qui chauffe, de ce qui brûle, ce qui fait mal ou emballe.

« L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits ; les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne. »Svetlana Aleievitch

C’est un regard sur l’histoire que je qualifierais de féminin. Alexievitch permet un pas de côté, décentralisant la question des faits seuls pour redonner des lettres de noblesse aux émotions pouvant être, elles aussi, productrices de savoir. Faire de la politique à partir de l’intime.

Les témoignages permettent de mettre en lumière une individualité distincte, autrefois annihilée par le régime. Une architecte, un vendeur de quincaillerie italienne, une cheffe de publicité, un fils de héros de guerre. Tous.tes ont quelque chose à dire, témoignent d’une vision plurielle du après. La première veut se rappeler de son passé, de son enfance, et pourtant, chaque fois qu’elle les visite, elle se brûle. Elle souhaite s’échapper du camp qui l’a vue grandir et, en même temps, est contrainte à y retourner sans arrêt. Le deuxième, son fils, rêvait d’être militaire, mais il a dû s’adapter pour gagner sa vie. Commerçant ce sera. La troisième est séduite par le bonheur clinquant promis par le capitalisme. Elle aime être seule et n’a besoin de personne, elle possède la lumière des choses qui brillent artificiellement et qui s’achètent avec de l’argent. Les gens qui se sont laissés dévorer par le socialisme devaient être bien naïfs… Enfin, il y ce garçon qui ne voulait pas en être un, car il n’aime pas faire la guerre. Il pose une main sur la victime des camps, salut la jolie fille aux bijoux d’or, regarde le commerçant. Il les unit. Il les guérit peut-être un peu, aussi. Les personnages restent sur la scène après nous avoir partagé leur histoire. Ils évoluent sur quatre trames différentes et pourtant, ils restent intimement liés.

Des écrans invitent sur scène des fantômes, de pâles réflexions des personnages. Des doubles. Une partie d’eux est restée derrière : on ne s’arrache pas facilement d’un tel rêve. Les réformes ont été la face visible de ce changement radical. Mais subsiste encore une partie invisible dans ces êtres anonymes, oubliés par la grande Histoire, qui ont pourtant passé leur vie à être un rouage pour ce système. Comme Alexievitch avec son magnétophone, les spectateur.ice.s recueillent ces témoignages de vies brisées.

« Notre travail sur ce texte nous plonge dans la vie intérieure de quatre protagonistes ordinaires de la Grande Histoire soviétique. C’est une incursion privilégiée, au cœur de l’intime, dans des récits réels qui surpassent en romantisme et en extravagances toutes les fictions. Ces témoignages donnent le vertige devant l’abysse de la violence humaine, et nous invitent à questionner les idéaux que le capitalisme a semés en nous. »Catherine De Léan

Mettre à mort un système, c’est devoir imaginer son remplacement. Pourquoi parler d’URSS des années plus tard, au Québec? Parce que la libération du communisme n’en était pas une, pas vraiment. Le mirage du capitalisme ne sous-tend pas moins une forme d’asservissement, de dictature. Nous ne sommes que plus confortables.

Imaginez : des années durant, des millions de gens étaient obnubilés par un seul but. Ils croyaient bâtir un monde meilleur, juste et bien pour tous.tes. Imaginez, l’effondrement. La désillusion, la perte de repères. Un avenir radieux réduit en cendres. Alexievitch et De Léan, d’un mouvement commun, font résonner les voix de personnes-personnages après l’effondrement d’une fiction acceptée dans les livres d’histoire. Ils sont quatre à y prendre corps : une architecte, un vendeur de quincaillerie italienne, une cheffe de publicité, un fils de héros de guerre. Dominique Quesnel, Vitali Makarov, Laurence Dauphinais, Micha Raoutenfeld. À travers un jeu intime et naturaliste, ils et elles arrivent à livrer ces histoires dignes d’un roman.

La fin de l’homme rouge sera présenté au Quat’Sous jusqu’au 23 mars prochain.
Crédit photo : Frédérique Ménard-Aubin
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