S'il y a bien une chose que j'adore d'être Québécoise, c'est les sacres. Les sacres québécois sont probablement les plus plaisants à dire de la langue française. Sérieusement, y a -t-il vraiment quelque chose de libérateur dans le «Sacrebleu» de nos cousins français? Les sacres québécois sont si caractéristiques de notre langue et de notre culture, que le seul fait de scander un gros «Tabarnak!» à l'étranger permet aux Québécois de se reconnaître entre eux. On les utilise à toutes les sauces et dans toutes les classes de mots. On a souvent tendance à l'oublier, mais les sacres sont les vestiges parlés de l'histoire religieuse du Québec et de la colonisation. À l'occasion de la Saint-Jean-Baptiste, voici comment les sacres québécois sont passés de simples mots d'église à jurons crissement satisfaisants.

Époque coloniale et XIXe siècle

Les jurons à caractères religieux existaient dès le Moyen Âge en France. Comme le précise l'auteure, anthropologue et sociolinguiste, Diane Vincent, «De façon particulière, la transgression du commandement Tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain, explicite dans les religions chrétiennes, est un défi lancé aux autorités divines et, surtout, cléricales. Ainsi, la France du Moyen Âge fut-elle une terre fertile pour l’exploitation du blasphème, tout comme l’Italie et l’Espagne.» Toutefois, blasphémer était aussi synonyme de représailles, voire de condamnation à mort. Le chercheur Claude Poirier note que nos ancêtres français ont alors pris l'habitude de détourner le sens des mots sacrés pour les transformer en jurons, habitude qu'ils auraient apportée en Nouvelle-France : «Pour contourner le blasphème et s'éviter les pires sanctions, on a pris l'habitude de déformer les mots, de les remplacer par d'autres.»

Ainsi, les premiers colons français arrivaient en Amérique avec une bonne base de blasphèmes religieux. Les auteurs Bernard Personnaz et Jean-Pierre Doche racontent dans leur livre Québec au coeur : 40 coups de coeur inoubliables que «Sur les chemins de la Nouvelle-France, les premiers colons importèrent au Québec ce type de jurons qui prirent le nom de «sacres». À leur arrivée, ils furent exposés aux mêmes lois qu’en France, mais l’Église, très présente au début de la colonisation, perdit de son influence sous le régime anglais, entre 1760 et 1840 et les condamnations pour blasphèmes furent donc peu nombreuses».

Toutefois, la situation changea après la rébellion des Patriotes vers 1838, où l'Église reprit du pouvoir et se remit à contrôler la vie de ses fidèles et condamna les sacres. C'est d'ailleurs à cette époque qu'apparurent les sacres «Christ», «ciboire», «calvaire», «tabernacle» ou «calice».

Diane Vincent ajoute que «Le développement original de l’usage du vocabulaire religieux apparaît vers le milieu du 19e siècle, quand le clergé assure son emprise sur la population et sur les institutions locales affaiblies par la Conquête».

XXe siècle et Révolution tranquille

Diane Vincent explique que «L’usage de termes sacrés dans la parole profane est un phénomène très répandu qui émerge dans des sociétés contrôlées par un pouvoir religieux puissant et coercitif. Se crée alors une tension entre le respect de l’interdit et l’attrait pour sa transgression». Donc, les sacres sont devenus un exutoire populaire face à l'oppression et au contrôle social de l'Église catholique. Transformer des termes ecclésiastiques en jurons permet au peuple de réduire la portée du pouvoir de l'Église. Chaque sacre devient ainsi une mini rébellion contre l'Église.

Encore pour éviter les accusations de blasphème, les sacres «Christ», «Tabernacle», «Hostie», «Moses» (Moïse en anglais), «Sacrement», «Tort à Dieu» et «Vierge» devinrent «Criss», «Tabarnak», «Esti/Osti», «Mausus», «Sacrament»,«Torrieux» et «Viarge».

À partir de 1960, le Québec connaît de profonds changements sociaux avec la Révolution tranquille. L'Église et le clergé perdent de plus en plus de leur influence et leur mainmise sur la société québécoise s'amenuise. La laïcité est instaurée et l'Église ne peut plus se mêler des affaires d'État. Cela provoqua une forte baisse de la pratique religieuse chez les Québécois francophones. Cela a aussi eu pour conséquence de banaliser les sacres, qui s'ancrèrent davantage dans le langage et la culture populaires.

Aujourd'hui

De nos jours, les sacres se rapportent plus à une transgression sociale plutôt qu'à un blasphème religieux. Les sacres québécois sont référés à de «mauvais mots». Leur banalisation et leur usage lexical créatif leur ont apporté une connotation comique (imaginez les numéros de vos humoristes fétiches sans sacre). Ils restent nos mots préférés pour exprimer de vives émotions ou tout simplement pour ponctuer allègrement nos phrases.

Les sacres québécois témoignent de l'unicité du français québécois par rapport aux autres français parlés dans le monde. C'est devenu un marqueur identitaire et un phénomène culturel emblématique de la nation québécoise.

Source image de couverture : Québec Cité

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