On traîne tous en nous des blagues qu’on a volées de la bouche d’un autre, de notre ami d’enfance ou notre collègue de travail, qui sait. On transporte des cicatrices qui ne sont pas les nôtres, des réflexes qui ne nous appartiennent pas, des traditions que d’autres ont chéries avant nous. On vit tous avec des fantômes, des vestiges de relations passées qui se traduisent en réduits diaphanes constellant nos jours. C’est d’eux que je parle aujourd’hui, les fantômes, les êtres invisibles qu’on emmènent partout avec nous, les gens qui n’existent pas.

C’est ce garçon aux yeux enivrants, profonds, trop même, c’est cette paire d’yeux bleus qui t’ont fait chavirée à 16 ans et dans lesquels tu t’es noyée. C’était le sourire délicieux que tu lui arrachais quand tu disais des niaiseries, c’était sa main sur ta taille dans les photos de remise des diplômes, c’était vous deux, jeunes et insouciants, passionnément amoureux, trop même, c’est cet amour trop grand qui s’est terminé du jour au lendemain.

Encore aujourd’hui, quand ton nouveau partenaire te demande de lui écrire à quel endroit tu te trouves, tu frissonnes à l’idée d’appartenir à quelqu’un à nouveau.

ombre qui marchentSource image: Unsplash

C’est cette fille dans ta classe, celle au sourire croche et aux mots sincères, peut-être pas assez, c’est cette fille dans ta classe de français en secondaire deux qui te prête un crayon pour l’examen alors que tu n’en avais pas. C’était sa manie de toujours t’embarquer dans ses aventures folles, les confidences dites dans le noir quand la tête nous tourne, les histoires et les moments partagés qui seraient assez pour constituer une vie entière. C’était être considéré comme de la famille par ses parents, c’était avoir une immense garde-robe, le tien et le sien combinés, parce que c’était comme ça, ce qui était à toi était à elle et vice-versa. Et puis c’est plus rien : un déménagement, une nouvelle école, des nouveaux amis.

Chaque fois que tu entends une blague qui te fait rire, tu te retournes presque pour la lui raconter et voir son sourire inégal briller.

C’est ta grand-mère, celle qui sentait le lilas, celle qui te cuisinait toujours des tartes, trop de tartes, quand tu venais visiter et qui achetait exprès du jus pomme, même si elle n’en buvait pas, parce qu’elle savait que c’était ton préféré. C’est celle qui sent le réconfort, qui sent l’histoire, qui semble soutenir toute la maisonnée sur son dos qui plie comme les branches d’un saule pleureur. C’est le vide qu’elle laisse, les photos de famille sur lesquelles elle se transforme en ombre, le jus de pomme que tu ne boiras plus jamais que chez toi parce que personne ne sait qu’il faut en acheter quand tu passes.

ombre main qui tient fleursSource image: Unsplash

Quand il t'arrive de humer une odeur de lilas, si tu te concentres, tu peux presque encore sentir sa main ridée sur la tienne et le contact de son chemisier préféré contre toi.

Ces gens nous composent, nous accompagnent, ne nous quittent jamais. Nous sommes de grandes fresques, des immenses puzzles de tous ceux que nous avons côtoyés, aimés, chéris.

Et c’est peut-être une des plus belles tragédies que j’ai jamais constatées.

Source image de couverture: Unsplash
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