Puis le gentil docteur a poursuivi.
L’opération n’avait pas eu lieu et elle n’aurait jamais lieu. En ouvrant, ou plutôt en charcutant ton corps, ton beau corps, si beau, si parfait à mes yeux, il avait découvert des métastases, plein de métastases, partout sur ton foie et sur tes parois abdominales. On ne peut rien faire, qu’il m’a dit, il y en avait trop.
Je lui ai dit qu’il était hors de question que j’annonce ça à ta mère, qui attendait de l’autre côté de la porte. Il m’a dit de la faire venir, qu’il allait tout lui expliquer, tout NOUS expliquer.
Elle est venue me rejoindre et ensemble, on a encaissé le choc. Mots après mots, je me sentais me détruire par en-dedans, comme si PacMan s’était épris de toutes les cellules de mon corps et qu’il n’y avait aucun fantôme pour l’arrêter. Tous mes muscles se sont crispés, les uns après les autres. Le gentil docteur continuait ses explications et j’ai osé poser une question, LA question: combien de temps?
«Il est fort, il est positif, il écoute les consignes… au moins 3 ans…»
Drôle à dire, mais j’étais soulagée. Soulagée que la médecine allait nous le laisser encore au moins trois ans. Dans trois ans, notre fils entrerait à la maternelle et il allait être là pour consoler mon p’tit coeur quand il entrerait dans la cour de la grande école. Dans trois ans, notre fille allait avoir besoin d’un plus grand vélo et il sera là pour aller le choisir avec elle. Dans trois ans, on va fêter nos 10 ans d’amour, ce n’est pas rien. On va pouvoir profiter de notre bateau, on va planter un arbre devant la maison et on va peut-être même partir en voyage quelques fois. Tu vas pouvoir retourner travailler, peut-être pas 50-60 heures comme avant mais tu vas retourner t’occuper de ta business que tu chéris tant.
Quand le gentil docteur s’est assuré que nous n’avions plus de question, il nous a laissé partir en nous expliquant que tu allais arriver dans ta chambre dans quelques heures.
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Il a quitté dans la direction opposée à la nôtre. Je me suis retournée pour le regarder, puis il a posé un geste qui m’a fait un peu de bien. Il a fait quelque chose qui prouvait qu’il était humain, qu’il avait des sentiments. Avec son poing, il a frappé la pauvre poubelle de métal qui se trouvait sur son chemin, comme pour faire sortir la colère et la tristesse qu’il gardait à l’intérieur de lui pendant son discours sur les limites de la médecine à une épouse trop fragile pour l’entendre et une mère trop aimante pour l’accepter.
Ta mère et moi on a pleuré. Personne n’a été appelé, dans les premières minutes, ou les premières heures peut-être, je ne me souviens pas. On a vécu cette irréelle situation juste toutes les deux. On a pleuré, on s’est serrées fort, on a eu des longs moments de silence, toutes les deux perdues quelque part entre cette triste salle d’attente et un soleil qui ne viendrait jamais.
Puis, ton père l’a appris. Ton père, si fort, si solide, si positif. Le ciel lui était tombé sur la tête quelques mois auparavant, quand on s’est fait prononcer le mot que personne ne veut entendre. Là, ta mère lui a annoncé qu’il enterrerait son fils alors que c’est le contraire qui devrait arriver. À 58 ans, on n’enterre pas son fils de 35 ans.
Parlons en de tes 35 ans. deux jours après cette annonce qui avait changé le cours de nos vies, je suis entrée dans ta chambre d’hôpital avec deux insignifiants petits gâteaux au chocolat. Avec une chandelle. Tu nous avais fait promettre de ne pas arriver ce matin là avec des ballounes et et des confettis. Je ne l’ai pas fait. Personne ne l’a fait mais au fond, personne n’en n’avait vraiment envie.
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Le gentil docteur est venu faire son tour. Il n’était pas habillé en docteur, il avait un manteau en cuir et des jeans. On voyait qu’il quittait l’hôpital pour aller vivre sa vie d’homme, de mari ou de papa bref, sa vie normale alors que nous, nous restions ici à attendre la suite des choses.
Les journées ont passé. Les rendez-vous médicaux se sont accumulés mais également les complications, les infections, les hospitalisations. J’ai vu dans ma tête les trois ans s’égrainer et devenir des mois, puis des semaines.
On a passé l’été caniculaire de 2018 enfermés entre les 4 murs de ta chambre d’hôpital.
Un matin, tes parents m’ont dit qu’ils iraient à l’hôpital très tôt pour être là à ton réveil. J’ai décidé de dormir quelques heures de plus pour me donner un peu de force, de courage pour continuer. Je me suis réveillée vers 11h00 avec cinq appels manqués et six textos de toi. Quand je t’ai appelé, tu m’as dit que venir, que les médecins voulaient discuter avec nous de ton transfert sur l’étage des soins palliatifs.
Palliatifs, comme dans fin de vie. Comme dans dernière étape avant de partir de l’autre côté.
J’ai conduit jusqu’au gros hôpital comme dans la brume, pas vraiment consciente des cônes oranges et des limites de vitesse et par je ne sais pas trop quel miracle, je me suis rendue en un seul morceau. Le coeur gros, les yeux mouillés, mais bien vivante.
Les mots que l’équipe des soins palliatifs nous lançaient ne faisaient aucun sens. Ils disaient que tu serais mieux là-bas, sur l’étage des mourants, des gens qui n’auront pas droit à une autre chance. Je pleurais et tu me consolais, ça aussi ça ne faisait pas de sens. J’ai clairement dit, haut et fort, que non, tu n’irais pas là-bas. Dans ma tête, je savais que tu allais t’en sortir et de toute façon, nous avions quelque chose d’important à faire.
Deux semaines plus tard, nos familles et quelques amis sont venus nous rejoindre, dans une petite chapelle à même l’hôpital. Tu étais beau, j’étais belle et nos enfants étaient magnifiques. La notaire nous a lu des phrases vides de sens pour nous, mais nécessaires pour rendre l’événement officiel aux yeux de la loi. Tu as glissé une bague à mon doigt, et j’ai fait la même chose pour toi. Nous nous sommes dit Oui je le veux, les yeux remplis de pluie mais le coeur rempli d’amour et d’espoir.
Source image: Catherine Pépin-Blais
Après ça tout a dégringolé. Je pense que tu avais gardé le peu de force qu’il te restait pour cette journée magique puis, une fois terminée, tu l’as rangée dans tes souvenirs et tes yeux se sont assombris. Ton estomac s’est refermé, les muscles se sont atrophiés et ton sommeil est devenu de plus en plus présent. Tes propos ont même commencé à devenir incohérents, ce qui ne te ressemblait vraiment pas. J’ai accepté ton transfert sur l’autre étage. Je savais que c’est ce que tu souhaitais; ne pas souffrir. Peser sur un bouton et avoir une infirmière qui accourait pour un petit ajout d’antidouleur qui te ferait dormir encore quelques heures.
Je t’épargne la suite. Je la connais. Tu la connais. Tout le monde la connait.
Aujourd’hui, tu aurais eu 36 ans. J’ai acheté un gâteau, des chandelles et des steaks parce que c’était ton repas préféré. Je vais même faire un chef de moi et partir le BBQ toute seule pour un souper digne de ce que tu préférais. Tu ne seras pas assis à notre table. Nos enfants vont manger un souper qui leur semblera très banal et moi, je vais les regarder rire, je vais écouter leurs plaintes contre les asperges qu’ils n’aiment évidemment pas et je vais essayer de ne pas pleurer.