Je passe le pied de la porte, là où j’ai grandi, là où j’ai ri et appris la vie. J’y dépose dans un vase familier ses fleurs préférées, des roses. Elle me sourit. Dans quelques instants à peine, elle aura oublié. C’est ainsi que mon rituel hebdomadaire se déballe.
On dit que la mémoire est une faculté qui oublie… c’est effectivement et malheureusement vrai, d’autant plus quand elle est foudroyée par un voleur impudent. La première fois que maman m’a demandé, pendant une conversation anodine, le nom de mon conjoint des 20 dernières années, j’avais instinctivement saisi que sournoisement, mais assurément, quelque chose s’immisçait à l’insu de tous. Un long voyage éprouvant s’amorçait alors. Celui qu’on ne veut pas faire. Celui duquel on ne revient pas intact. Celui qui nous ramène inévitablement à l’essentiel. Celui, qui, par l’oubli, chavire notre cœur dans les profondeurs d’une tristesse incommensurable. Comment ma maman, intelligente, vive d’esprit, reine de la débrouillardise, maîtresse de la couture, pilier de la famille, peut-elle devenir peu à peu l’ombre d’elle-même ? Comment un état peut-il initier l’incohérence, entraîner l’absurdité et ravager à ce point un individu et ses facultés ?
La maladie d’Alzheimer est implacable et cruelle.
Elle efface, en fragments, non seulement la mémoire d’une personne… C’est toute une histoire, toute une vie qu’elle emporte dans son sillage. Et qui plus est, elle chamboule non seulement un quotidien, mais aussi celui de toute une famille et de son entourage. Déchirée devant cette femme forte qui m’a donné la vie et cette étrangère oubliée dans un labyrinthe sans fin, je traverse avec elle, ce brouillard de plus en plus dense, devenu son fidèle compagnon.
Ses jours s’entremêlent à ses nuits.
Elle dort le jour et « cuisine » à minuit. Elle se promène sans but, oubliant pourquoi elle va de pièce en pièce, d’heure en heure. Les aiguilles de l’horloge ne font que se mouvoir dans l’immobilité du néant perdu. Le tic-tac ne fait plus de sens pour elle. Les objets placés ici et là dans la maison, autrefois significatifs, ne racontent plus de récits, ne lui rappellent plus aucun souvenir. Les tableaux qu’elle a elle-même peints de ses mains habiles, elle continue de les trouver beaux à chaque fois que son regard s’arrête sur l’un d’eux, tout en ignorant qu’elle en est l’origine artistique. Je m’entends répéter sans arrêt la même anecdote qui lui fait du bien, qui lui rend son sourire. Je réponds inlassablement, patiemment, aux mêmes questions qu’elle me pose sans fin.
Je lui confirme pour une énième fois que c’est demain que nous irons au jardin. Elle est piégée dans un tourbillon chaotique dans lequel nous sommes entraînées, elle et moi.
Je voudrais tellement la sauver de ce désert inconnu qui ne lui parle que de vide et d’obscurité.
J’aimerais tant, tout comme Cendrillon, qu’elle se pare de ses plus belles souvenances pour venir au bal de la présence et y rester, un moment de plus, avec moi. Oh ! Je ne l’aime pas moins ! Derrière cette emprise de son individualité, pour moi, elle est et restera à jamais la même, ma maman !
Un court instant de lucidité et l’espoir frappent à nos cœurs.
Elles se font de plus en plus rares ces minutes de clarté. La seconde qui suit un sourire fugace, redevient de nouveau ce monstrueux néant. Ses yeux retournent dans cet abîme sans fin où le temps s’égraine sans hâte, où ses souvenirs se heurtent aux vagues de l’absence. Comme un torrent fougueux qui emporte tout sur son passage, elle se remet à caresser ses infinis détachements. Je sais que derrière ce voile tissé par cette voleuse qu’est la maladie, ma maman me ressent. Je sais que malgré le corps et l’esprit qui tout doucement déclinent, l’âme, elle, est bien vivante et se souvient.
Au fil de ce temps que nous voulons étirer encore un peu, nous traversons ensemble avec compassion, patience et résilience, le chemin tortueux de l’égarement. Même si sa mémoire s’évapore, même si elle ignore parfois notre existence, même si elle ne sait plus qui elle est, qu’elle oublie d’être, je lui tiens la main. Je marcherai avec elle jusqu’au quai du prochain voyage, là où, arrivée à sa destination, elle sera enfin heureuse de voir et de sentir le parfum de ses fleurs préférées, les roses.
Image de couverture de Jeremy Bishop