Traumavertissement: Violence psychologique, violence physique, violence conjugale. Des ressources sont disponibles à la fin du texte.

Grandir dans la violence, ça laisse des marques. Les miennes sont invisibles, elles sont dans ma façon d'interagir avec les gens. Elles sont dans mes rapports avec les hommes, ancrées en moi. Les miennes se manifestaient lors des parties de ballon chasseur, quand j'ai compris que je n'attraperai jamais le ballon en fermant les yeux et en me protégeant de mes bras. Mes marques ne sont pas physiques. Nulle part sur mon corps tu ne trouveras de cicatrices ni de bleus. Mais dans ma tête, tu trouveras sûrement deux ou trois traumatismes et images enfouies quelque part loin, très loin, pour que je ne puisse jamais les retrouver.

Avoir grandi dans la violence, c'est aussi sourire bêtement quand l'un de tes proches te rappelle un moment dont tu ne te souviens pas. C'est accepter de ne plus avoir accès aux souvenirs de ton enfance, parce que certains sont trop sombres pour être joyeux. C'est guérir à notre manière, même si on a vécu le même traumatisme. De mes frères et soeurs, aucun n'a réagi de la même façon que moi à la violence. Ils ont tous leurs blessures, leurs propres marques à guérir. J'ai eu beau vouloir les apaiser en prenant un peu de leur douleur, j'ai dû les laisser gérer leurs flashbacks seuls.

Parents dispute

Source de l'image : Pexels

J'ai grandi couchée, la tête sur le plancher, comme une sorte de rituel. Quand des disputes éclataient, c'était notre repère. Une chambre bleue, remplie de tracteurs jaunes et d'un gros toutou de Caillou qui nous chantait bonne nuit. Sauf qu'on ne dormait pas, et qu'on n'en avait rien à faire des tracteurs et des toutous. Nous étions bien éveillés, les oreilles sur le bois froid de la chambre, à écouter les cris qui s'élevaient du sous-sol.

Quand j'étais debout, il m'arrivait de courir, de gravir les marches deux par deux pour échapper au coup de pied plein de colère qui courait derrière moi. Le corps crispé de peur, d'angoisse, de culpabilité, je m'efforçais de mettre une jambe devant l'autre en suppliant le coup de pied de ne pas me toucher. Croyant être à l'abri dans mon lit de princesse, je me recouvrais de toutes mes couvertures rose bonbon pour échapper à la colère noire qui s'abattait sur moi, une grosse main tendue qui laissait ma peau en feu et mes joues d'enfant mouillées de larmes. Au fil du temps, j'en suis venue à détester la course, au grand désespoir de mon enseignante d'éducation physique.

Pendant des années, elle a cherché à comprendre pourquoi j'étais nulle en sport. Pourquoi je n'attrapais jamais aucun ballon, aucune balle. Pour quelle raison avais-je du mal à courir, à donner des coups de pied dans le ballon de soccer quand on me le demandait. Pourquoi j'avais si peur chaque fois que quelqu'un faisait un mouvement brusque près de moi. En cinq ans, pourtant, elle n'a jamais su. Elle doit encore penser aujourd'hui à cette petite fille si dynamique et enthousiaste qui échouait pourtant dans tous les sports.

Fille silence

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Parce que grandir dans la violence, c'est de se créer une image. C'est de se fermer la bouche, de ne pas en parler. Ne surtout pas dire « violence conjugale », ne pas raconter à ses amis comment les cris de tes parents te bercent pour t'endormir le soir. C'est d'apprendre à débiter toujours la même histoire « pour toujours et à jamais » : mes parents s'aiment, ils sont ensemble depuis longtemps, ils ont eu un bébé récemment, il est trop beau même si je voulais une fille. C'est de s'amuser quand mes parents organisent de belles fêtes avec les voisins et qu'on passe l'après-midi à jouer la famille parfaite dans la piscine, avec notre labrador.

Mais après tout, n'est-ce pas la nature humaine de vouloir agacer les autres avec notre bonheur ? Aujourd'hui, je n'ai plus souvenir de la majorité de mon enfance avec mes parents. Et par enfance, je veux dire jusqu'à mes 12 ans. Quand mes parents se sont séparés, qu'on a fait nos valises et qu'on est partis à 250 km de notre vie d'avant. C'est comme si j'avais commencé à exister au moment où on nous a dit « c'est assez ».

Après avoir grandi dans la violence pendant douze ans, on me reproche encore d'avoir fui. D'avoir mis mon poing sur la table. On me regarde les yeux remplis d'incompréhension. Comment vous avez pu faire une chose pareille ? Qu'est-ce qui ne fonctionnait pas ? Vous aviez pourtant l'air tellement heureux. Tu étais la fille de tes parents, la prunelle de leurs yeux. Qu'est-ce qui a changé ? D'un coup, les gens posaient des questions. Et moi, j'avais envie de hurler : POURQUOI NE L'AVEZ-VOUS PAS FAIT AVANT ?

Fille balançoire

Source de l'image : Unsplash

Mais avoir grandi dans la violence, c'est aussi apprendre à lâcher prise. Ce n'est pas parce qu'on s'en est sorti que nos cicatrices, elles, ont guéries. La guérison est un long chemin parsemé d'embûches, mais je pense être assez forte pour me rendre loin, très loin, et arriver au bout. Faire la paix avec son passé violent, ce n'est pas facile, et ce n'est certainement pas le même processus pour tout le monde.

Mais si, ensemble, on s'alliait contre la violence, alors peut-être que nous en sortirions plus fort, plus unis. Peut-être que le nombre de féminicides diminuerait, peut-être que les femmes pourraient de nouveau croire en un amour sain et peut-être que les enfants pourront jouer simplement au ballon-chasseur. Mais en attendant, je rêve d'un avenir où les plaintes sont prises au sérieux et où on s'intéresse à la petite fille qui a peur des ballons. J'en rêve si fort.

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Ressources

  • Aide immédiate : Appelez le 9-1-1.
  • Besoin de soutien? Composez le 1-888-933-9007
  • SOS violence conjugale 1-800-363-9010
  • Pour les jeunes, il est possible de clavarder avec un professionnel de Tel-Jeunes par courriel, ou par téléphone en composant le 1-800-263-2266

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