J'ai l'impression qu'être métissée en 2021 relève surtout de la curiosité publique et de l'exotisme, que c'est plutôt bien accepté par la société. «Oh, Topkara. Ça vient d'où?», «Wow, la Turquie!», «Ton père vient d'où? Pis ta mère elle?», «T'es-tu née ici?». Personnellement, je trouve ces questions assez cute et inoffensives. Pourtant, je n'ai pas toujours bien cohabité avec mes deux identités, notamment en raison de mon rapport ambigu entre ces deux moitiés québécoise et turque ainsi que des commentaires acerbes que j'ai reçus durant mon enfance.
Mon père est un Turc ayant immigré au Québec il y a plus de 25 ans pour se bâtir une meilleure vie. Ma mère est une Québécoise francophone. Mes parents s'étant séparés avant ma naissance, j'ai toujours vécu avec ma mère donc, je n'ai pas été élevée avec la culture et la langue turques. Je n'étais pas vraiment consciente d'être différente jusqu'à ce que j'entre à l'école primaire.
Courtoisie Audrey Pilon-Topkara
J'ai passé tout mon primaire dans une école des Laurentides au début des années 2000, ce qui veut dire que près de 99% des élèves étaient des Québécois blanc caucasien pure laine. Je pense qu'il n'y avait qu'une seule personne noire et une autre d'origine latine dans toute l'école. Disons qu'à l'époque, le concept de la diversité n'était pas encore «à la mode». Être d'origine turque, même à moitié, vient avec une fatalité impardonnable pour une petite fille : être plus poilue que la plupart des gars, et qu'en plus, ces poils soient foncés (celles d'origine arabe, indienne, méditerranéenne et latine comprennent le combat). Ajoutez à ce beau mélange le fait d'être malhabile socialement, et vous vous retrouvez avec le terreau parfait pour l'intimidation basée sur l'origine ethnique.
Je ne comprenais pas pourquoi les autres, filles et garçons, me traitaient de singe poilu, de loup-garou, de cr*ss de tamoul ou d'arabe. «Je suis Québécoise, non? Je suis née ici, chez nous on parle français pis en plus je regarde Une grenade avec ça? C'est quoi l'affaire?». La pire insulte que j'ai reçue venait d'un gars qu'on appellera Poil-De-Carotte. En plus d'être la seule enfant de ma classe à avoir des origines ethniques étrangères, j'étais une des seules avec des parents séparés et une mère monoparentale. Pour la fête des Pères, il fallait faire un bricolage pour notre père. À cette époque, je ne voyais pas mon père et je ne le connaissais pratiquement pas. J'étais assise à mon pupitre, en silence, prise au dépourvu, ne sachant que faire d'un bricolage à donner à mon pas de père. Ce cher Poil-De-Carotte le savait aussi. Il est venu me voir à mon pupitre avec ses amis en riant. Il m'a dit «C'est quoi l'affaire hein? Ton père voulait pas de toi faque y'est parti se cacher en Égypte ou whatever»... J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps, devant une professeure laxiste et des enfants cruels.
Je pense que ce qui était encore plus insultant que les lances de mes camarades de classe blancs, c'était la négation de ma mixité par les autres métissés. Je me souviens qu'il y avait un garçon métissé québécois et haïtien. Je lui avais dit que moi aussi, j'étais métisse. Il m'avait répondu avec véhémence «S'pas vrai! Tu dis n'importe quoi! Les métis c'est juste quand t'es noir pis blanc!». Pourtant, si l'on se fie à la définition du Larousse, un métis est une personne «Qui est issu [sic] de l'union de deux personnes d'origine ethnique différente». Donc, je n'étais pas acceptée par les blancs ni par les autres métissés. Super.
Quand mon père est rentré dans ma vie, j'ai constaté à quel point j'avais été séparée de la culture turque. Il avait eu deux autres enfants avec une femme turque. À la maison, tout le monde parlait turc, regardait des émissions en turc, mangeait turc, pensait truc. Tout le monde sauf moi. Tous les membres de ma famille du côté paternel sont musulmans. Moi, j'ai été élevée en tant que catholique pour devenir plus tard athée. Dans la maison de mon père, je me sentais comme une étrangère, pas assez turque. Avec mes amies et à l'école, je me sens assez différente, pas tout à fait québécoise.
Voilà la réalité de la dualité d'identité, un phénomène que les métis connaissent trop bien. Ne jamais complètement se sentir à sa place dans les deux cultures. Être métis, c'est comme marcher sur une ligne mince qui sépare deux identités distinctes. On a parfois le sentiment qu'on n’a pas le droit de se revendiquer d'une identité ou de l'autre, parce qu'on est pas un seul tout à 100% de quelque chose. Exemple niaiseux : un pizzaghetti, c'est plus de la pizza ou plus du spaghetti? C'est quoi qui arrive au pizzaghetti s'il vit une crise d'identité et qu'il se sent plus pizza que spaghetti ? Toute sa famille spaghetti va le rejeter? Les autres vont nier sa réalité et dire «Non, arrête de délirer, t'es du spaghetti» ?
En raison du traumatisme de mon primaire, j'ai omis pendant longtemps d'écrire le Topkara de mon nom de famille. Je ne faisais aucune allusion à mes origines. Je ne parlais pas de mon père. J'essayais de ne pas étendre mes connaissances de la culture. Je n'ai jamais voulu apprendre le turc pour de bon. C'est peut-être triste à dire, mais je crois que ça l'a (malheureusement) facilité ma vie au secondaire et mon intégration dans certains contextes.
Je suis maintenant une jeune adulte. Je sens qu'être métissée aujourd'hui est une chose plus positive que durant mon enfance. J'affiche dorénavant mes origines avec fierté. Parce que j'ai réalisé que cela me rendait spéciale, moins plate. Ça m'a pris du temps, mais j'ai appris à faire la paix avec les deux moitiés de mes identités en bâtissant ma propre identité sur des critères autres que mes origines ethniques. Je suis plus que mon ADN.
Je repense aux insultes que ces enfants lançaient sur mon apparence et mon ethnicité, et je trouve cela ironique qu'aujourd'hui, ces mêmes enfants devenus adultes envient mes longs cils et mes sourcils épais (cela a de bons côtés parfois, être poilue), mon sex appeal exotique, mon histoire intrigante, ma culture riche et ce petit côté spécial qu'ils n'auront jamais.
Alors, qu'est-ce que ça veut dire pour moi être métissée ? Il y a quelques années, j'aurais dit que je déteste ça, que ça me gêne. Aujourd'hui, je réponds que cela me rend unique. Et j'en suis très fière.