Je reviens à moi, sans savoir où j'étais réellement passée. Je suis au volant, le sac gonflable semble avoir une petite tache de sang. Mon pare-brise... Il est tout éclaté dans le haut. Ma portière est ouverte, il y a des hommes à ma gauche... Je ne les entends pas. J'ai un peu mal à la tête. Je me demande surtout comment j'ai pu me retrouver dans toute cette broussaille.
Combien ça va coûter réparer ce pare-brise? Je ne me rappelle plus si mes assurances couvrent ces dommages-là. Je commence à entendre leurs voix. Ce sont des pompiers et des ambulanciers. Je n'ai pas besoin d'aide pour sortir, mais ils ne veulent pas que je bouge. Il me semble que j'avais fait réparer cette fissure dans le milieu de mon pare-brise, alors comment ça se fait qu'il ait si violemment explosé dans le haut? Et pourquoi est-ce que je dois sortir de l'auto? Cette voiture, c'est mon p'tit tank... C'est sûr qu'elle marche encore! En y allant au reculons, ça devrait sortir...
Ho, non! Julie...
Julie m'attend pour souper. Elle va s'inquiéter. Le soleil semble avoir beaucoup baissé, je me demande combien de temps s'est écoulé et quelle heure il peut être. C'est pas poli de faire attendre les gens et les laisser sans nouvelles. Je dois l'appeler.
Les ambulanciers continuent de me réprimander parce que je veux bouger. Ils me disent de me laisser faire, de me laisser aller sur le côté, vers eux. Je ne comprends pas leurs instructions. Ils sont bons les ambulanciers pour réussir à manœuvrer quelqu'un qui ne sait pas comment se laisser aller en cherchant sa sacoche. Ils finissent par m'immobiliser dans leur sarcophage et me mettent dans l'ambulance.
Ma tête est attachée, je panique, j’ai mal au cœur. Je menace de vomir. Ça va faire une fontaine, couchée sur le dos comme ça, je vais m'étouffer! L'ambulancier me rassure, l'air conditionné qui se met à fonctionner aussi. Je réclame mon téléphone. Je dois avertir Julie. Elle m'avait appelée et textée, inquiète; je lui réponds d'un selfie de ma face avec le masque à oxygène, « accident, mais OK. Vais hôpital, scuse pour le souper ».
En chemin
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Tout se bouscule dans ma tête complètement immobilisée. J'ai faim et j'ai très soif. Non ce n'est pas la priorité. Voyons voir… Est-ce que j'avais bu? Non, j’allais à un souper. C'est vendredi. Je sortais de la job. J'étais fatiguée. Sur l'autoroute, à 110 km/h, quelque chose s'est passé, et je ne sais pas ce que c'est. J'aurais peut-être dû mourir. Mais c'est un risque chaque fois qu'on prend la route, c'est un fait. La mort aussi, c'est un fait. C'est inévitable.
J'en parlais justement cette semaine avec Michel. Je lui disais que si ça arrivait, que si je mourais, ce serait plate, mais ce serait hors de mon contrôle. C'est ça la vie! Et je disais que ça ne me dérangeait pas.
C'est encore le cas. Il peut se passer 1001 choses avant que j'arrive à l'hôpital : mon mal de tête est peut-être une hémorragie en éclosion, prête à donner le grand coup. Mais je suis en paix avec ça. J'ai eu une belle vie, quand on y pense, j'ai beaucoup aimé ma vingtaine particulièrement! J'ai voyagé, étudié, déménagé, essayé un paquet de jobs… Mon CV post-mortem serait impressionnant! D'ailleurs, il n'est pas à jour. Si je meurs maintenant, personne ne saura que j'ai pris une formation de perfectionnement en ligne. C'est important, pour la lecture des hommages à mes funérailles.
Merde, mes funérailles!
Ça aussi j'ai oublié de le préciser par écrit : ce que je voulais réellement pour ma dépouille. Le problème c'est que j'hésite encore entre donner mon corps à la science ou devenir un arbre. Avec mes cendres, bien sûr. Mais ça reste un peu ma phobie parce que j'ai peur du feu. Au moins mon amie sait où sont placés mes REER. Je ne m'étais pas trop éparpillée dans mes placements parce que je suis relativement pauvre, mais elle pourrait au moins faire un voyage sur mon bras… mort. Même si je suis peut-être en train de mourir, je garde mon sens de l’humour!
Mourir en août, ce serait triste pour moi parce que la saison de vélo n'est pas finie. Côté obsèques, c'est plus pratique pour la famille : belle température pour les déplacements, c'est aussi l'idéal s'il y a un petit rassemblement extérieur.
Si c’était réellement fini…
Si ma vie devait se terminer dans cette ambulance, je pourrais dire que j'ai vécu. J'ai eu de belles amitiés, j'ai vu des paysages à couper le souffle, j'ai eu des leçons d'humilité, j'ai pris des avions, des trains, une montgolfière, un parapente, un paramoteur, des bateaux, des traversiers, un hélicoptère, des voiturettes de golf - mais pas pour le golf - des motos, des quatre-roues, des kayaks, mon petit tricycle dans la cuisine… j'ai fêté fort dans les bars et même dans des sheds, ça m'a d'ailleurs un peu rendue sourde…
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J'ai appris, oublié, enseigné, essayé, expérimenté, travaillé, aimé, cajolé, jardiné, cuisiné, dessiné, bricolé, taquiné, questionné, défié, chialé, fait chier. J'ai pleuré, j'ai ri, j'ai eu des coups de soleil, des coups de chance, des coupes de cheveux regrettables et surtout, j'ai eu du plaisir! Si tout s'arrêtait là, je n'aurais pas de regrets. Si tout s'arrêtait maintenant, la dernière chose que je verrais serait le néon au plafond de l'ambulance et mon selfie à Julie, rassurée de me savoir en sécurité, en route pour un endroit où on allait bien s'occuper de moi. (Mieux que je ne l'aurais jamais fait.)
Le fameux film
On dit qu'au moment de notre mort, on voit défiler devant nos yeux le cours de notre existence. Comme je n'étais pas morte, c'était mon propre film qui jouait, et il m'en manquait des bouts. Mais en regardant en arrière, j'étais quand même fière. Je n'avais pas fait d'accomplissement majeur, j'avais tout simplement vécu et, visiblement, ça allait se poursuivre pour encore un moment. Peu importe la durée, j'étais en paix avec cette « éphémérité ».
Le bilan plutôt positif de ma vie me faisait voir, en toute objectivité, la mort comme une pause méritée de ce brouhaha constant, de cet enchaînement d'événements et d'émotions qui ne s'arrête jamais. Pourquoi les gens ont-ils si peur de la mort? Pourquoi des personnes redoutent-elles tant la mort alors qu'elles n'ont jamais osé vivre réellement?
Bien que je n’aie pas vécu chaque jour comme si c'était le dernier (je détestais tant cette philosophie!) je réalisais que je devais mon détachement à l'attachement à la vie à ma longue liste de projets et à ma curiosité de la suite des choses.
Et toi, si tout s’arrêtait aujourd’hui, serais-tu fier du chemin parcouru?