Des femmes inspirantes, il y en a partout autour de nous. Il suffit d’ouvrir les yeux et la discussion. J’ai eu la chance de parler avec Carla Beauvais, qui est impliquée dans plusieurs causes et enjeux sociaux, sur la question raciale des dernières semaines.

D’origine haïtienne, Carla est née et a grandi à Montréal, dans le quartier Saint-Michel. C’est en 2009 qu’elle est devenue coordonnatrice du mois de l’histoire des Noirs, poste qu’elle occupe encore aujourd’hui. En 2016, elle a co-fondé le Gala Dynastie qui récompense les personnes afro-descendantes dans les secteurs des arts, de la culture et des médias. Mais elle ne s'arrête pas là. En 2019, elle co-fonde une nouvelle organisation à but non-lucratif, 0rijin Village, qui vient d’ailleurs de lancer l’application UniteProsper qui permet de trouver rapidement les entreprises appartenant à des Noirs au Canada.

Maintenant, c’est à ton tour de te laisser inspirer par ses paroles.

Quelles sont les principales différences entre les enjeux raciaux ici, au Québec, et aux États-Unis?

C’est faux de croire qu’on n’a pas les mêmes enjeux ici qu’aux États-Unis. On a les mêmes enjeux, mais ils ne sont pas aux mêmes degrés. On a quand même des enjeux de brutalité policière à Montréal, au Québec, c’est documenté. On a des problèmes de profilage racial, bien évidemment. On a des problèmes de surreprésentation des communautés noires et autochtones dans les prisons. On a des problèmes de disparités économiques. Donc ce n’est pas vrai que les enjeux sont différents. Au niveau des proportions et de la couverture médiatique, ce n’est peut-être pas similaire. On a notre propre réalité, et il ne faudrait pas se comparer aux États-Unis en disant qu’on est moins pire ici, on a les mêmes problèmes.

Maintenant, on ne les aborde pas de la même façon. L’esclave et de la ségrégation vécus par les communautés noires sont bien différentes des deux côtés de la frontière, mais on sait qu’il y a eu de l’esclavage au Canada, à Montréal. On connaît l’histoire de Marie-Joseph Angélique qui a été pendue pour un délit qu’elle n’a même pas commis. Le tissu social n’est pas le même. On a des rapports culturels qui ne sont pas basés sur la même histoire. C’est pour ça que je pense qu’il y a une différence dans la façon dont on aborde ces enjeux, parce qu’on n’aborde pas ces enjeux-là avec les mêmes lentilles.

As-tu déjà vécu des situations de profilage racial ou de racisme?

Je pense qu’il y a peu de gens issus de communautés noires qui peuvent dire qu’ils ont été à l’abri de situations soit racistes ou de biais inconscients. Les biais peuvent faire en sorte qu’une personne qui n’est pas nécessairement raciste pose des actions ou a des réflexions teintées de préjugés, par exemple. Il y a quelques années, j’habitais à Québec, à l’époque, on regardait les petites annonces dans le journal Voir pour se chercher un appartement. J’appelle, super belle discussion avec le propriétaire, je donne mon nom, il faut juste que j’aille récupérer les clés. C’est sûr que quand tu entends mon nom, Carla Beauvais, et que mon accent est québécois, tu peux peut-être ne pas penser tout de suite que je viens d’une communauté racisée. Quand je suis arrivée à l’appartement, le monsieur m’a dit: « Je ne savais pas que tu étais Noire, je ne loue pas à des Noirs, parce que les Noirs sont malpropres. » J’étais tellement sous le choc que je n’ai même pas réagi. C’est mon ami qui m’accompagnait qui a eu la discussion avec lui. Il ne se rendait même pas compte que ce qu’il disait pouvait être blessant. Je pense qu’il y a beaucoup de gens en milieu du travail, par exemple, qui vivent ce genre de microagressions.

Qu’en est-il du racisme systémique au Québec?

Oui, il y a du racisme. Les gens ne veulent pas nécessairement se rendre à l’évidence que ça existe pour toutes sortes de raisons. Le racisme systémique ne veut pas dire que tout le monde est systématiquement raciste, mais qu’il existe des systèmes de privilèges qui avantagent des individus au détriment de d’autres. Il y a aussi l’imputabilité qui est déficiente dans ce type de système. Par exemple, quand un policier fait un acte répréhensible ou bien tue une personne, tu as toute la fraternité des policiers qui va le protéger, qui ne va pas le tenir responsable de ses actes. Tu as des employeurs qui font preuve de discrimination, il n’y a pas de mécanisme en place pour faire en sorte que ces actes-là soient condamnés.

Selon toi, quelles sont les pistes de solutions pour éradiquer ce racisme systémique?

Avant même que ça vienne de nos dirigeants, la première étape est de prendre conscience du problème. Il pourrait y avoir toutes sortes de politiques mises en place, mais tant qu’on n’accepte pas qu’on a ce problème-là, ça va être seulement cosmétique, ce ne seront pas des politiques qui auront un impact réel. Je pense qu’il y a vraiment une prise de conscience collective concernant nos problèmes, nos réalités, et comment on fait pour venir casser nos maux dans notre société. Pour moi, c’est la première étape. Quand il va y avoir un nombre assez considérable de gens qui vont faire cette prise de conscience-là, et qui vont exiger de nos gouvernements des actions concrètes, là, on va pouvoir avoir des politiques qui vont suivre. Parce qu’une fois que ça va être inculqué dans nos esprits en tant que citoyens qu’il faut que ça change, quand on va être confronté à ces actes-là dans notre quotidien, on va pouvoir y répondre. Que ce soit au niveau du milieu du travail ou de la famille, les gens en général étaient confrontés à des situations et gardaient le silence, ne condamnaient pas les messages ou actes. Avec un changement de culture et des politiques en place, on va pouvoir en tant que citoyens, ne pas rester passifs et renforcer ces politiques-là. Ça ne peut pas venir seulement des gens qui sont victimes, il faut aussi que les gens qui sont témoins de ces choses-là puissent élever leur voix.

En voyant le regain actuel du mouvement  #BlackLivesMatter, est-ce que ça te donne un peu d’espoir?

Si je suis 100% honnête, je suis un peu ambivalente, parce qu’il y a beaucoup de gens qui ont réagi qui ne s’étaient jamais prononcés sur ces questions-là. Je suis consciente que les événements des dernières semaines ont vraiment créé une onde de choc et ont fait en sorte que ça a poussé beaucoup de gens à la réflexion et ça, c’est une bonne chose. Par contre, je n’aimerais pas ça que ces actions soient seulement l’effet d’une vague, et qu’il n’y ait pas eu de réelle réflexion sur les engagements sur le long terme. Parce que c’est une chose de soutenir ou de montrer son appui, mais au-delà de ça, je pense que les actions doivent être durables et ça ne peut pas juste être un effet de vague ou un effet de mode. Je pense qu’il va falloir aller beaucoup plus loin que ça, mais j’ai des doutes, parce que l’histoire nous montre que l’humain a la capacité d’être touché et de rapidement retourner à ses vieilles habitudes. J’espère vraiment que ça va être une prise de conscience qui va rester dans le quotidien des gens, que les gens vont vraiment prendre le temps d’aller s’éduquer sur le sujet, aller parler avec des gens que ça concerne, qui sont touchés par ça, essayer de les comprendre. Ce n’est pas des conversations faciles à avoir, mais pour que l’impact soit sur du long terme, il va falloir qu’il y ait une compréhension et je ne suis pas certaine qu’on va réellement au fond des choses en ce moment. J’ai vu des listes de « X restaurants black-owned que vous devez encourager ». Je ne dis pas que ce n’est pas pertinent, mais what’s next? Après, est-ce que tu vas engager plus de gens diversifiés dans ton équipe? Est-ce que tu vas militer? Est-ce que tu vas vraiment faire entendre ta voix? Le combat, il est mené depuis longtemps. Si les gens se considèrent vraiment comme des alliés, il va falloir qu’ils comprennent que ce n’est pas un truc qui va durer un mois. Il faut que tu sois allié sur une longue période de temps.

Carla Beauvais Manoucheka LachérieCrédit photo: Manoucheka Lachérie

On a entendu des gens parler plutôt du #AllLivesMatter. Pourquoi est-ce que ce terme discrédite le mouvement #BlackLivesMatter?

À moins que les gens considèrent qu’être Black, ce n’est pas être humain, je ne vois pas la pertinence de dire ça. Parce que quand les gens disent #BlackLivesMatter, ils ne sont pas en train de dire que la vie des autres n’est pas importante. À un moment donné, il faut nommer les choses. Quand tu dis #AllLivesMatter, personne ne peut contredire ce slogan-là, mais quand on dit ça, est-ce qu’on prend en considération la problématique qui touche les Noirs de façon spécifique? De la même façon qu’on pourrait avoir un mouvement féministe, on ne pourrait pas dire « tous les sexes sont importants » quand on veut adresser ce qui touche au sexe féminin. Pour moi, c’est une façon de réduire le mouvement. C’est juste de dire « voici des réalités spécifiques » et « est-ce qu’on peut en parler, est-ce qu’on peut essayer de trouver des solutions pour venir éradiquer des problématiques qui sont liées à la communauté noire? »

La vidéo de George Floyd a circulé partout sur la planète. Certains sont d’avis qu’on ne devrait pas montrer ces images-là, d’autres pensent que c’est nécessaire. Quel est ton avis sur le sujet?

Je pense que c’est nécessaire, parce que, malheureusement, je ne sais pas si c’est l’humanité qui a changé, qui fait qu’on n’est moins sensible à certaines choses, mais on dirait que quand on ne voit pas les choses, on n’y croit pas. On a parlé de meurtres qui ont été commis par la police américaine qui n’ont pas été filmés, et c’était encore plus atroce que ce qui est arrivé à George Floyd, mais l’Amérique ou le monde n’a jamais été ému de ces meurtres-là. Il a fallu qu’on voit ces images et qu’on réalise à quel point il y a un problème. Je prends toujours l’exemple de « When They See Us ». Pour les Central Park 5, c’est comme ça qu’on les appelait, il y a eu un documentaire qui a été fait en 2012, mais l’opinion publique sur la question de ces jeunes-là n’avait pas vraiment bougé. Il a fallu voir la mini-série d’Ava Duvernay pour réellement saisir la réalité de la chose. On dirait qu’on a besoin de ces images-là. C’est là qu’on a vu des gens qui ont été obligés de démissionner, des gens qui ont été poursuivis après la projection de « When They See Us ». Ça a vraiment changé la perception par rapport à ce que ces jeunes-là avaient vécu, pourtant, ce n’est pas faute de l’avoir expliqué avant. Il a vraiment fallu que la fiction vienne nous montrer l’horreur de la chose. Si on n’a pas ces images-là, on n’a peut-être pas de justice.

En tant que personne blanche, comment peut-on réellement devenir un.e allié.e?

Je pense qu’avant tout, c’est l’écoute. Ce n’est pas à propos de ce que vous pouvez faire pour avoir bonne conscience, c’est « qu’est-ce que vous pouvez faire pour nous? ». À ce moment-là, il faut qu’il y ait une conversation, il faut qu’il y ait une écoute, il faut qu’il y ait ce pas vers les gens qui sont impliqués en disant « de quoi avez-vous besoin? ». Ce n’est pas tenir pour acquis qu’on a besoin d’argent, même s’il est clair que la problématique du sous-financement est réelle. Avant même d’agir, n’importe qui qui veut être un allié doit aller vers les communautés touchées et poser des questions pour savoir comment il peut agir. C’est de cette façon qu’on va être capable d’avoir une implication ou un engagement qui va être beaucoup plus durable, parce que ça ne va pas être basé sur ce que vous pensez qui est préférable de faire. Ça, c’est la première étape, et après, c’est l’éducation. Ce n’est pas mon rôle d’éduquer. Je ne suis pas pédagogue. Quand on n’a pas conscience des enjeux, on ne peut pas les assimiler. Il y a plein de documents qui ont été faits par Statistiques Canada qui font le portrait des communautés noires, d’aller voir que le taux de chômage est de 12% dans les communautés noires (avant COVID) contrairement à 5% pour le reste de la population canadienne, d’aller voir que les Noirs en général sont cinq fois moins bien payés que le reste de la population, d’aller voir qu’une personne non noire avec un diplôme secondaire a plus de chance de se trouver un emploi qu’une personne noire avec un diplôme universitaire. Ce sont des statistiques qui existent et qui ont été faites par les gouvernements. Je pense qu’il faut être conscient de ces problématiques-là.

Et quand on parle de privilège, il y a des gens blancs qui disent « moi je suis blanche, mais je ne suis pas privilégiée ». Le système de privilège, ce n’est pas dans l’individualité de la personne, c’est vraiment tous les mécanismes en place qui font que ce sont toujours les mêmes catégories de gens qui auront accès à certaines choses. On parle d’entrepreneuriat, les personnes de communautés noires ont peu accès au crédit, parce qu’elles gagnent moins, elles sont plus sur le chômage, elles ont moins de jobs stables, etc. C’est un cercle vicieux. Mais si tu veux partir ton entreprise et que tu n’as pas accès au crédit, comment tu fais? Donc, tu t’endettes. C’est comme une roue qui tourne sans cesse. Les gens doivent être au courant de ces statistiques-là, doivent être au courant de cette réalité. Tu vas dans certains quartiers comme Saint-Michel et Montréal-Nord, les gens vivent dans des déserts alimentaires. Quelqu’un qui vit à Outremont ou sur le Plateau Mont-Royal n’a même pas idée de ce qu’est un désert alimentaire.

Carla Beauvais Manoucheka LachérieCrédit photo: Manoucheka Lachérie
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