En décembre 2013, tu m'as déposée devant chez moi et nous n'avons plus jamais parlé depuis. Quand je parle de toi, je dis encore mon père, même si tu as manqué près de dix ans de ma vie, et même si tu signes maintenant tes cartes avec seulement ton prénom, et non plus Ton papa. Tu as arrêté de les signer il y a environ trois ans, et ça m'a fait comme un coup de poignard dans le cœur. Cette année, il n'y a juste pas eu de carte.

Je sais que c'était ma décision de partir, de t'écarter de ma vie. Et dix ans plus tard, je pense encore que c'est la meilleure décision que j'ai faite. Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser que c'est cruel comme finalité. Qu'une fille ne devrait pas avoir à apprendre à vivre loin de son père.

À l'époque, je n'étais qu'une adolescente blessée à qui on avait demandé de grandir trop vite. Aujourd'hui, je suis une femme qui a grandi avec un vide immense à l'intérieur de la poitrine. Et en même temps, le poids de devoir porter tout ce que tu n'as jamais pu assumer, le poids du silence et des secrets. Parce que même si je t'ai écarté de ma vie, je n'ai jamais voulu que le reste de la famille pense du mal de toi. Dix ans plus tard, je cherche encore à préserver tes relations, même si ça fait mal. Même si je suis constamment jugée pour ma décision, j'ai encore ce devoir d'être « la plus grande personne », l'adulte entre nous deux.

père fille

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On me demande encore pourquoi je suis partie, et certains pensent que c'est parce que je n'ai pas de cœur, que je me suis raconté des mensonges pendant toutes ces années. Parce que, toi, c'est ce que tu racontes sur moi. Ta fille. Et je prends sur moi, chaque fois. Je t'ai détesté pendant des années. Dieu seul sait à quel point je t'ai pleuré, crié, hurlé. Je t'ai donné des coups à travers un punching bag, un oreiller. J'ai déchiré des photos de toi quand j'étais trop en crisse.

Et malgré la peine que tu m'as faite, malgré que tu n'as jamais assumé tes erreurs et que tu me regardes encore de haut, j'y crois quand tu reviens vers moi pour me demander de revenir dans ta vie. J'ai fait des efforts. Je t'ai invité à ma remise des diplômes, même si te voir me mettait tout à l'envers. J'ai pris une « photo de famille » à Noël dans ta famille même si j'avais envie de prendre mes jambes à mon cou. C'est peut-être pour ça que cette soirée, j'ai fini saoule pour la première fois de ma vie.

Et je me demande pourquoi, malgré tout ça, je suis assise un mardi soir à écouter Queer eye et pleurer en voyant des familles se réconcilier en espérant que ce soit nous. Il y a encore une semaine, j'ai cru que j'avais enfin réussi à faire une croix sur toi. Je pensais sincèrement ne plus avoir besoin d'un père dans ma vie. Que ce vide que j'ai toujours ressenti s'était enfin rempli à force de travailler et de m'accomplir. Mais il n'a suffi que d'un épisode pour que je redevienne cette adolescente de décembre 2013 qui espérait que son père grandisse enfin et avoue ses torts.

Et aujourd'hui, je me surprends à nous imaginer à une table en train de prendre un café et à te vider mon sac. Te dire en face tout ce que je n'ai jamais pu te dire avant. Mais j'ai peur. Peur que tu me dises que je suis folle, comme quand je t'avais texté après mon départ en te demandant de m'écouter. J'ai peur que tu me dises encore que j'ai tout inventé et que tu n'as rien à te reprocher. J'ai peur que tu minimises encore la peine que je vis depuis quatorze ans. Que tu me traites de menteuse. Ou pire, que tu me pardonnes mon « innocence et mon ignorance ».

J'ai peur d'être encore cette imbécile qui espère un changement qui n'arrivera jamais. J'ai envie de me dire réveille crisse, et tourner la page. Et j'ai aussi envie de crier sur tous les toits ce que j'ai refoulé pendant toutes ces années. J'ai envie que ma famille me regarde et me croie. Qu'elle m'ouvre les bras en disant « je suis désolée que tu aies eu à vivre ça ». Ce serait vraiment fou, non?

Bref, je ne sais pas si cette conversation aura lieu un jour. En attendant, je te promets de continuer de me dépasser et de m'accomplir pour que tu sois fier d'une fille qui ne fait plus partie de ta vie, pour que tu sois fier dans le vide, en fait. Parce que quelque part en dedans, je suis encore cette petite fille qui veut rendre son père fier. Je sais que c'est pathétique. Mais c'est comme ça.

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