Ce matin encore, à mon réveil, je me suis félicitée d’avoir économisé 100$ de psy. J’ai revisité le passé une fois de plus dans mon sommeil. L’occasion de revoir plein d’anciens amis. Mes parents. Ma maison d’enfance. J’ai soigneusement noté le contenu de mes rêves. Commençant à me dire que ce n’était pas anodin. Le monde est sur pause. Et je retourne en arrière toutes les nuits.

Puis j’ai commencé ma journée au moment présent du confinement, microcosme jusqu’ici méconnu où tout est vécu en amplifié. Ces journées au cours desquelles la moindre situation banale de notre vie peut tout à coup prendre des allures de montagnes russes. Première tasse de café le matin : tu peux être sur un gros high et respirer la liberté. Rendue à la deuxième : c’est ton baptême de chute libre. Solo. Pas d’instructeur, distanciation physique oblige. Amuses-toi !

Et toi, tu as as choisi ce moment-là pour arriver dans ma vie. Toi, mon coup de coeur d’adolescence. Il y en a eu plusieurs, toi, tu étais pas mal dans le top trois. J’imagine qu’avec tout ce temps à disposition, toi aussi tu fais un peu le bilan, tu repenses à certains moments de ta vie. La pause du tourbillon quotidien donne libre cours à la divagation faut croire. Un chemin neuronal quelconque t’a mené à mon souvenir. Impulsion électrique de ton cerveau : ton doigt a cliqué sur « Inviter ». Facebook m’a signalé une notification : je me suis demandé qui était ce gars avec un pseudo douteux. Envie d’aventure ce jour-là, ou du moins d’un peu de surprise, j’ai accepté.

Trois échanges plus tard, je saisis que tu es A. Longs cils noirs et regard perçant. Bouche parfaitement dessinée. Air sérieux, toujours un peu soucieux. Visage enfantin, faussement naïf. Piercing et bracelets plein les bras. LE A. dont j’ai du analyser tous les mouvements il y a vingt ans dans l’espoir de le croiser et de lui sourire. Sauf qu’à quinze ans pour sourire, on feint l’indifférence. Pas pratique. Donc on ne s’est jamais souris. Un an plus tard, départ pour Londres. Acte manqué, scène 1. Je me suis enivrée avec d’autres lettres de l’alphabet dans la langue de Shakespeare, durant des boums au champagne dans des clubs privatisés, qui sont devenus ma nouvelle vie. Introduction aux coups d’éclats fulgurants de carriérisme ambitieux et de shoots d’évasion aux quatre coins du monde qui allaient continuer à rythmer ma vie.

Le ton était donné : ma vie serait faite d’extraordinaire et de flamboyant. J’ai oublié notre petit ballet ordinaire de chassés-croisés.

C’était sans compter sur le COVID-19, sans qui ce qui suit n’aurait précisément pas eu lieu, parce que j’aurais été trop pressée et sans doute toi aussi. Le dénommé « coronavirus » a  déployé un espace temps particulier qui a décuplé les échanges de nos retrouvailles. Ou plus exactement de notre rencontre. Sitôt la conversation engagée, j’ai l’impression qu’on se rattrape de tous les moments perdus où on s’est ignorés à la place de se sourire vingt ans plus tôt. Je me demande à cet instant comment on a fait pour tenir tout ce temps là avec nos envies et souvenirs respectifs sans oser se le dire. Tu me dis tout ce que j’aurais aimé entendre à quinze ans, puis qui sonne comme une douce mélodie encore à 35 ans : j’étais ton rêve. Le A. du présent est définitivement plus confiant et entreprenant que le A. du passé. Ou alors serait-ce l’écran total des 6000km qui nous séparent qui délie les langues ?

lumière mauve phrase crush amourSource image: Unsplash

Perdue dans un espace temps où je ne sais plus très bien quel âge j’ai, je me livre moi aussi. Une vraie décharge d’énergie, qui a stagné quelque part en moi pendant toutes ces années. Je peux presque entendre les rouages de mon cerveau qui réécrivent le passé rouillé. Tu me racontes comment on se serait embrassés. Le baiser sublime dont on se serait souvenu toute notre vie avec tendresse. Parce qu’on s’est embrassés, ça me revient, à force de fouiller dans ma mémoire. Mais comme toutes les premières fois, c’était pas si mémorable. J’étais tétanisée. Peut-être que toi aussi. On avait même pas pris la peine de se parler. De peur sans doute de se décevoir mutuellement. Mon cerveau décide de ne faire aucune différence entre la réalité et l’imaginaire. Il imprime ce nouveau souvenir de baiser que tu me racontes. Je l’emporte avec moi. Révision de la scène 1, acte complété.

Le fameux COVID-19 a aussi cet étonnant pouvoir de nous faire voyager dans le passé. Tu cherches dans nos vies quand nous aurions pu nous revoir pour vivre notre idylle manquée. Je me questionne durement à ce moment-là sur mes velléités foudroyantes d’indépendance durant ma vingtaine. Je regrette même un instant avec un arrière goût un peu amer au fond de la gorge. Ma course folle annulant toute probabilité qu’on ait pu se recroiser. Sauf que visiblement, on a développé le même goût un peu fou pour la liberté et l’aventure dans la vie. Quelles étaient les chances qu’on passe tous les deux par la même ville nowhere au fin fond du Queensland en Australie ? La vie a cependant fait que j’ai vécu d’amour et d’eau fraîche dans ce coin du bush avec un autre que toi. Un certain B. Décidément, maudit alphabet. À une lettre près, on partait ensemble. Acte manqué, scène 2. Je suis partie avec un de tes amis de l’époque, qui me parlait sans cesse de toi. À qui je me gardais bien de dire quoi que ce soit à ton propos pour ne pas entacher sa fragile confiance en lui. Je faisais semblant de ne pas me rappeler de toi. Ironie, lui aussi me disait que j’étais son rêve d’adolescent, pourtant le rêve est vite devenu cauchemar à ses côtés. En aurait-il été autrement avec toi ? Je décide de ne pas réviser cette scène du passé, parce que je sais aussi que cette erreur de casting s’est transformée avec le temps en apprentissage puissant : celui de mieux choisir les gens que je décide de faire entrer dans ma vie.

Je m’apprête à croire que la crise mondiale a la faculté de nous projeter dans le futur. Tu as envie qu’on se revoie. Je serais prête à prendre un avion sur le champ pour que ton voeu soit exaucé. Une chance que les chemins aériens soient sous confinement eux aussi pour limiter les dégâts de mon impulsivité. Avant que la planète décide de s’arrêter pour se régénérer, je devais rentrer en Europe dans moins de deux mois. Acte manqué, scène 3 ? Je me maudis tellement à cette étape-ci de mes choix de vie rocambolesques, que j’en oublie de considérer les tiens.

L’ado devenu un homme dangereusement séduisant a peut être orchestré sa vie de manière un peu plus conventionnelle que la mienne ?

Et oui, forcément. Tu as quelqu’un dans ta vie et tu vas être papa. Du soda à l’eau de rose délicatement sucré, je passe sans transition au shot de tequila qui brûle la gorge et te ramène à la réalité de ta fin de soirée arrosée. Un enfant est une décision concrète, définitive et indélébile. Et somme toute assez éloignée de mes propres projets.

Tu continues pourtant à t’enivrer de flirter sur un ton léger avec moi. C’est tellement tentant que je lâche prise moi aussi, derrière l’excuse d’une interaction virtuelle. On finit même par faire l’amour, virtuellement. Intensément. Peut être même plus intensément que si ça avait été dans la réalité. J’ai un orgasme tellement puissant en te lisant que mon corps se fend en deux. Puis je t’imagine chez toi, te coucher auprès de la femme de ton futur enfant et à ce moment précis j’ai la nausée. Virtuel ou pas, ça me paraît tout aussi réel que je suis en train de faire de la merde. Et comme tu n'as pas l’air de t’en rendre compte et que tu en redemandes, ça m’écœure encore plus. Parce que je pense à Elle, en me disant que si c’était moi, je serais profondément déçue. Et parce que je pense à moi aussi, en me disant que tout ça est incontestablement aux antipodes de ce que je recherche à 35 ans.

Tout ce que je veux à ce point-ci, c’est que tu retournes à ta vie, et que tu ressortes de la mienne. Grâce à toi, j’ai cherché la définition d’acte manqué dans le dictionnaire, et je crois que c’est l’unique enseignement que tu es venu m’apporter sur un plateau.

Oui, j’aurais rêvé de vivre cette idylle avec toi à quinze ans. À t’écouter, ou à écouter B., ce rêve était à ma portée en un claquement de doigts. Donc soit j’étais aveuglée, soit j’étais  irrésistiblement attirée par autre chose. Probablement un peu des deux. Mais il est certain que j’avais des désirs bien plus fous que de tomber amoureuse de toi ou de B. Ceux dont je rêvais déjà toute petite : l’appel inconscient de l’ailleurs. La promesse attrayante de vivre ma vie dans un décor différent. D’en changer et de le réinventer comme bon me semble chaque fois que l’envie me prendrait de m’émerveiller à nouveau.

Je ne suis pas partie à Londres contrainte et forcée. Je l’ai décidé. Vingt ans plus tard, c’est toujours ce même feu d’exploration qui me permet de me lever chaque matin et de continuer à bâtir des projets. L’univers avait d’autres plans pour moi. Il tenait à ce que je ne manque pas les véritables rendez-vous de ma vie. Voilà la vraie définition d’un acte manqué. Freud parle d’un acte qui trahit un désir inconscient et manque un objectif conscient, j’appelle ça plus simplement écouter son intuition.

londres bus deux étages rue voyageSource image: Unsplash

Et mon intuition me dit que tu n’es pas et ne seras jamais cet aventurier, solide et rêveur à la fois, avec qui j’ai envie de cheminer dans la vie. Avec qui on réinventera ensemble à l’infini le décor de nos prochaines super co-productions. Pourquoi réécrire le scénario imaginaire d’un soap cheap des années 90 pour adolescents durant dix saisons ? L’épisode pilote me suffit. Quant à la production de contenus pour PornHub, c’est déjà un marché bien trop saturé de propositions.

Tu vas être un super papa, c’est normal d’avoir peur et de s’égarer. De faire le deuil de certains souvenirs ou désirs de ta vie d’avant qui seront définitivement derrière toi. Et puis rassure toi, je penserai à toi de temps à autre en me remémorant avec délice les souvenirs les plus précieux qu’on a eu la chance de réécrire. Plutôt que de continuer à enlaidir le présent.

Merci d’avoir fait irruption pour me rappeler la base de ce qui me rend vivante en plein confinement. Merci de m’avoir permis de regarder à nouveau devant avec plein d’espoir et d’enthousiasme. Si j’ai réellement été ton rêve, laisse moi ma liberté s’il te plaît. Ma liberté de m’accomplir comme je l’entends qui m’est si chère. Ma liberté pour qui je sacrifie tant de choses, dans le seul but de pouvoir continuer à la cultiver. Tu as choisi de concéder à la tienne, et je t’en félicite. Ne me confine pas pour autant dans une case si étroite de divertissement et d’échappatoire à ta vie présente. Laisse moi la chance de te raconter dans vingt ans toutes mes nouvelles aventures à venir. Laisse-moi la chance dans vingt ans de te parler de mes futurs projets. Je m’accommode mal de l’ordinaire. Si j’ai vraiment été ton rêve, accorde moi la chance s’il te plaît de continuer à flamboyer. D’ici là, bonne route A.

Merci à mon amie Z. qui m’a encouragée et inspirée, au bon endroit, au bon moment, à achever l’écriture de ce texte.

Je suis donc maintenant rendue à la lettre Y de l’alphabet...

Source image de couverture: Unsplash
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