Lorsque j’étais une petite fille, mon papa était mon héros. Il était aimant, protecteur, cajoleur, bouffon, créatif. Il passait beaucoup de temps avec moi.

Quel homme déterminé à m’enseigner la vie. À m’encourager à développer mes talents artistiques et sportifs. Toujours prêt à me voyager pour mes activités, mes amitiés. Il était le meilleur papa du monde.

J’ai été élevée sur un beau 12 arpents de terre.

À demi boisée, près d’une rivière. Il avait construit notre maison avec de bons amis, planté des épinettes, des pins, des peupliers. J’ai grandi dans les fleurs, les petits fruits et sur le bord d’un petit ruisseau, où on attrapait des grenouilles.

Nous allions bûcher le bois, pour nous chauffer durant la froide saison. Quels moments de qualité avec lui, au grand air. Papa ne faisait rien à moitié !

À l’adolescence, il était encore un super-papa !

Il m’incitait à me dépasser, à me démarquer, à m’élever. Il souhaitait tant que je devienne une jeune épanouie, qui savait où elle allait et qui avait une vision optimiste de sa réussite. Quelqu’une avec de l’ambition et de la détermination.

J’ai fait de la gymnastique, du ballet jazz, de la natation, du ski alpin, du patinage artistique. Il m’amenait avec lui voir des pièces de théâtre, des films au cinéma, me partageait ses goûts musicaux, nous achetait des billets de spectacles.

Le samedi matin, il venait parfois me réveiller en disant ; “Allez hop ma belle, viens-t'en, on s’en va magasiner !” Toute excitée, car j’adorais la mode et les vêtements.

Je n’hésitais pas à sortir du lit, j’étais pratiquement déjà assise dans la voiture à l’attendre !

On en profitait pour aller dîner ensemble dans un resto de qualité. Il évitait le fast-food. Il a toujours aimé me faire découvrir la fine cuisine, la gastronomie. Il ne lésinait pas sur la bouffe.

On mangeait comme des rois. C’était un excellent cuisinier.

Ma mère et lui faisaient une équipe du tonnerre aux fourneaux !

Les fins de semaine, des couples d’amis venaient souper à la maison, c’était le festin.

Le 5 services messieurs dames ! Passionné de vin, il accordait toujours ses grands repas avec de bonnes bouteilles. Il fouillait dans ses guides de vins, prenait des notes et partait faire ses emplettes. Tout devait être parfait !

Le prof le plus clown de l’école !

C’était un avant-gardiste. Un innovateur. Un extraordinaire professeur de géographie. Ses élèves adoraient son enseignement ludique et coloré. Il mettait, encore une fois, tout son cœur dans la préparation de ses cours. À quel point il s’impliquait dans son milieu !

Il montait aussi ses propres mouches, écrivait si bien et jouait avec les mots. Passionné de pêche au saumon, de littérature et d’arts. Il m’a vraiment inspirée ! J'ai de quoi être fière !

Un nuage plus sombre est finalement passé !

Crédit: Raychel Sanner

Une certaine année, sa vie est devenue tranquillement plus grise. On l’a senti s’éteindre un peu.

À partir du moment où il avait été forcé de changer d’établissement scolaire. En bon français, il avait été “bumpé”, qu’il m’expliquait. Une personne l’avait délogé par ancienneté. Il s’était alors retrouvé à faire la classe à des délinquants dans un centre d’accueil. Fini la géo !

Déstabilisé totalement !

Avec du recul, maman et moi avions ciblé ce changement, comme un des éléments déclencheurs de sa maladie mentale. Petit à petit, certains comportements changeaient. Il restait très passionné, mais avait des sautes d’humeur, des moments de tristesse et d’angoisse. Les matins devenaient de plus en plus difficiles.

Plus tard sont apparus des crises de psychoses, des hospitalisations répétées, une médication intense, des épisodes de violence. L’homme n’était devenu jovial qu’à temps partiel.

Le pire, c'est que lorsqu’il était de bonne humeur, il l’était trop. En exaltation, il se pensait invincible. Tout devenait possible, il n’avait pas de limite, il vivait comme un millionnaire.
C’était l’euphorie !

Quand il avait ses périodes de noirceur, il s’isolait, portrait des verres fumés dans la maison, fermait tous les rideaux, était couché des journées entières, bougonnait, n’avait plus d’intérêt pour ses nombreuses passions. C’était le désespoir !

Il venait d’être diagnostiqué maniaco-dépressif. À l’époque, c'était le terme, mais je préfère l’actuel trouble bipolaire, ça grince moins à mes oreilles.

La maladie des montagnes russes !

Il vivait donc des périodes de manies (high) et de forts moments dépressifs (down). C’était déstabilisant. Toute ma relation avec lui avait bifurqué. J’étais étourdie. Je ne comprenais plus.

Beaucoup d’instabilité, de craintes, de questions, d’incompréhensions, de sentiments d’injustice. La vie familiale avait carrément basculé. Le contrecoup de ses épisodes maniaques était désastreux.

Il était pris avec de grandes difficultés financières causées par ses folies illimitées. Il a dû faire faillite, a perdu ses 12 arpents, sa maison et ses arbres. Ne s’en est jamais remis.

Il a voulu s’enlever la vie plusieurs fois, il avait quelques tentatives à son actif.
Hospitalisé à maintes reprises pour sa sécurité et la nôtre.

On pouvait appeler ça l’enfer. Son enfer !

Vers la fin de mon adolescence, je me suis rebellée. Je lui faisais face, je n’avais peur de rien, j’étais fâchée contre la vie. J’ai fait ma punk !

Je lui en voulais de ne pas se prendre en main, de prendre sa médication de façon irrégulière, de boire trop d’alcool. De nous faire vivre dans un monde de déceptions et de frustrations.

Il m’écrivait des lettres m’exprimant comment c’était envahissant sur lui et combien il aurait souhaité redevenir normal. « Je suis sincèrement désolé ma belle, si l’eau de ma douche pouvait couler avec toute cette merde, j’arrêterais de vous faire souffrir. Je t’aime, tu sais, pardonne-moi » signé P’pa.

Mon papa avait tellement vu grand !

Il avait cru si fort en mon avenir prometteur, que je me suis infligé un poids trop lourd pour mes épaules. Je me suis mis de la pression, je vivais beaucoup de culpabilité si je n’en faisais pas assez, pour qu’il soit fier de moi. J’allais, quand même pas le décevoir, en plus de tout ce qu’il subissait par sa maladie. Il avait tant espéré que je fasse de grandes études, en haute couture, en théâtre, en littérature, en communication ou à l’ITHQ.

Je me suis inscrite en arts et lettres au cégep, mais la pression était devenue trop grande. J’ai abandonné avant la fin. Je me suis mise à travailler dans les bars, les restos, les boutiques. Je faisais la fête, j’avais besoin de me défouler…

J’ai longtemps craint d’être celle qui ramasserait cette maladie de merde !

À 21 ans, j’ai rencontré mon amoureux. À 24, je suis tombée enceinte de ma première fille. À 27, une deuxième tout aussi merveilleuse. Papa les adorait. Il n’était pas très en forme pour vivre son rôle de grand-père, mais ça lui avait redonné un peu de vitalité, du moins quand il les voyait.

Trop tôt, maman a été forcée de le placer dans un centre pour personnes âgées, il avait 58 ans. Ça a été extrêmement douloureux comme étape. Elle n’avait plus le choix, il avait perdu beaucoup d’autonomie suite à des AVC. Son état se dégradait, c’était trop lourd pour ma mère qui travaillait encore, mais surtout risqué pour leur sécurité.

Elle allait le visiter fréquemment lui apportait des gâteries, elle le ramenait à la maison de temps à autre et allait le reconduire avant la nuit. Elle était encore amoureuse de son homme, c’était si déchirant. On y allait aussi quand le temps nous le permettait.

Je trouvais ça si pénible chaque fois, le cœur me faisait mal.

Deux ans plus tard, papa avait vraiment changé, tellement vieilli !

À 60 ans, il était aux couches et mangeait pratiquement de la purée. Il est décédé peu après, d’une mort naturelle, dans la chambre du centre où il résidait, un 22 novembre. Mon bébé venait d’avoir deux ans. Ma première avait quatre ans et demi.

Cher papa, beaucoup trop jeune, mais il avait eu une vie si intense et exigeante, que j’ai dû me dire, qu’enfin, il était libéré.

Aujourd’hui, j'ai 48 ans, je suis en santé. Cette maladie ne m’a pas enfirouapée.

À mon tour, je suis grand-maman de deux petits êtres fantastiques. Quel privilège !

Je guéris encore de cette tempête magistrale qui s’est passée dans ma vie. C’est un long cheminement. Je suis reconnaissante et dans la gratitude malgré tout. J’ai pardonné à lui, à moi, à l’univers.

Pour moi, la vie, c'est maintenant. J’avance un pas à la fois, je poursuis ma route.

Même 18 ans après son envol vers une vie plus douce, on en parle encore dans l’amour. On le pleure, on le rit, on se souvient de l’homme entier qu’il était.

Mon père a été un héros, le meilleur papa bipolaire du monde.
Image de couverture de Yogi Purnama
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