Mon père m’a eue à 44 ans. Au primaire, à 10 ans, c’était assez étrange pour les autres de voir que j’avais un père de 54 ans. Parfois, ils me disaient que leurs grands-parents étaient plus jeunes ça. En public, les gens pensaient souvent que c’était mon grand-père. Aujourd’hui, ils le pensent encore.

En février, j’ai célébré mes 36 ans; lui fêtait son 80e anniversaire. C’est un cap important. Personne ne dit « il est parti à 80, c’est jeune! ». À 80 ans, on n’entend plus dire c’est jeune. Statistiquement parlant, je ne l’aurai pas encore longtemps avec moi. Je sais qu’on peut s’éteindre à tout moment et que l’âge n’est pas un gage de longévité, mais avec sa mauvaise santé, il a assurément moins de chance d’être là dans 10 ans qu’un père de 65 ans en bonne forme. Et moi, à 36 ans, je ne suis pas prête à vivre ça. Pas prête à le laisser partir tranquillement, sans jamais avoir développé une complicité profonde et sincère avec lui.

Quand ç’a commencé à dégringoler

Quand j’avais 7 ans, ma mère est morte. Je pense que cela a rendu mon père amer. Il avait une ferme laitière, les choses allaient bien. Il avait une belle retraite en vue, mais il a vendu tout son quota. Il est allé travailler comme préposé dans une épicerie au village d’à côté parce qu’il voulait faire l’expérience de travailler pour quelqu’un d’autre. Il avait toujours travaillé sur la ferme. Je pense qu’il avait besoin de prendre ses distances. Quelques mois plus tard, il rachetait des vaches bovines, parce que l’agriculture ça ne se sort pas du « système » comme ça. C’était financièrement beaucoup plus précaire que le monde laitier.

Il a rencontré une femme, s’est marié pour lui faire plaisir (il n’en avait pas envie, mais elle avait un cancer qui, je m’en doute, était déjà très avancé). Quelques mois plus tard, elle est décédée. Je faisais alors mon entrée au secondaire. Je pense que pour nous deux, le niveau d’amertume avait monté d’un cran, mais on n’en parlait pas. On ne parlait pas de ces choses-là. On n’en parle toujours pas d’ailleurs, et je crois qu’on n’en parlera jamais. Ni de ça, ni de rien qui a de l’importance.

Avec le temps

En grandissant, on espère, probablement inconsciemment, que nos parents nous donnent un exemple positif, qu’ils soient un roc dans la tempête et qu’ils nous montrent la voie à suivre. Je partais déjà avec une prise, orpheline de mère(s). Mon père, avec son statut de double veuf, ne respirait pas le bonheur et la sérénité. Il faisait de son mieux pour être un bon père, il m’a envoyée dans de bons pensionnats, mais il restait dans une disposition de victime. Le pauvre gars, deux fois veuf avec trois enfants. Il me présentait toujours comme « son bébé » dont la « mère est morte quand elle avait 7 ans ». Comme pour attirer la sympathie, la pitié. Alors j’ai un peu grandi avec l’idée que, faire pitié, c’est un genre de mode de vie.

Il m’a fallu prendre mes distances après le secondaire pour me donner la chance de vivre autre chose que ça et commencer à vivre de manière plus positive. Il m’a fallu du temps pour arrêter d’en vouloir aux gens « trop heureux pour rien ». Je n’avais pas eu le choix de devenir mature avant le temps, et ça avait joué sur mon bonheur d’enfant et d’ado. On ne porte pas tous le même passé, mais on peut certainement choisir de ne pas le laisser miner le présent. J’ai décidé que les événements du passé allaient me servir pour le mieux et non me nuire. J’ai décidé que je n’allais pas me valoriser dans le malheur, me complaire dans l’apitoiement, contrairement à mon père.

ferme gazon

Source image: Unsplash 

Vieillir avec amertume

La santé de mon père a été affectée. Il a eu des arrêts cardiaques et d’autres problèmes. Sur la ferme, ça été dur pour son corps. Il n’est pas allé chercher de l’aide quand il aurait dû. Pour ajouter au malheur, il a commencé à perdre de plus en plus ses frères et sœurs (à 80 ans, quand t’es le plus jeune d’une famille de 12, c’est un peu normal de perdre des joueurs). Aujourd’hui, la ferme est à vendre. Il se voit dépérir. Il voit où il s’en va. Ça fait maintenant six ans que j’habite avec lui, et je vois son état se détériorer — pas seulement physiquement, mais psychologiquement aussi. Contrairement à moi, il n’a pas désappris à être la victime. Il n’a pas désappris à vivre dans l’apitoiement. Il n’a pas arrêté d’être négatif. Surtout, il n’a pas appris à être heureux après 1990.

Boute-en-train en public, mais en privé, le veuf désemparé refait surface. C’est triste, mais la communication entre nous est difficile. C’est difficile de toujours se faire répondre de manière défaitiste ou complètement déconnectée de la réalité. Alors je préfère limiter nos discussions. Parfois, je m’approprie les parents de mes amies pour me confier et jaser comme j’aurais voulu le faire avec lui. Quand je parle à mon père, je sens très bien que j’ai encore six ans pour lui. C’est comme si je n’avais jamais vieilli. J’aimerais tellement pouvoir discuter sincèrement et sans jugement avec lui. Avoir une discussion d’adulte, philosopher, parler de la vie, juste… jaser. Comme avec un ami. J’envie beaucoup mes amies qui peuvent tout dire à leurs parents, en qui ils trouvent réconfort et conseil. C’est un vrai privilège.

Des fois, j’ai l’impression que c’est moi le parent. Mon père oublie ses choses un peu partout, il a parfois une conduite dangereuse, il fait et dit des choses illogiques. Il est encore là, et j’en suis très reconnaissante. Il m’a toujours aidée dans tout et je n’ai jamais manqué de rien. Je ne veux même pas penser au jour où il nous quittera. Je l’aime, mais l’atmosphère peut être très lourde avec lui. Quand ce n’est pas de son malheur qu’il parle, c’est de celui des autres! L’apitoiement par ricochet, faut le faire… Je sais que je ne suis pas la seule à vivre ça. Et j’espère que si tu as la chance d’avoir une relation amicale avec tes parents, tu prendras le temps de les remercier pour leur écoute et leur soutien.

Mais s’il te plaît, n’attends pas trop

père et sa filleSource image: Unsplash 
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