Je devais avoir, je ne sais pas, peut-être 9 ans, 10 ans? Un monsieur est tombé dans la rue en face de chez moi. Pas tomber comme dans trébucher; tomber comme dans s’effondrer. De toute évidence, le monsieur, ce n’était pas sa meilleure journée. On aurait dit que la vie venait de lui mettre une volée. Le genre de monsieur que, même s’il prend toute la place sur le trottoir et qu’il a toujours l’air un peu saoul parce qu’il parle trop fort et qu’on ne comprend pas tout, on se tasse pour le laisser passer, parce qu’on ne le « trust » pas, comme on dit en bon français. Ou en tout cas, dans ma tête il était comme ça, le monsieur qui a arrêté de fonctionner dans ma rue en pente, dans ma vie de fillette de 9-10 ans dans les Laurentides. Mon souvenir est sûrement un peu déformé, mais ce qui s’est passé après, c’est important.

C’est important parce que quand j’ai dit « MAMANNN?!?! » sur un ton semi-paniqué en me collant le visage à deux pouces de la vitre du salon, ma mère a ramassé une couverture, elle m’a dit « reste là » et elle est sortie. Aucune hésitation. Elle est sortie en courant pour voir le monsieur louche qui est tombé dans ma petite rue de quartier pas louche du tout.

C’est important, parce que ma mère, ce n’est pas tellement le stéréotype du héros. Ma mère, elle n’est pas ambulancière ni policière ni pompière, elle est éducatrice. C’est une « jeune madame » spontanément gentille, une maman qui fait de son mieux et qui se tient en forme, mais qui a peur de conduire plus loin que Laval, mettons. Je ne sais pas si elle le sait, mais ce jour-là, quand elle est sortie en courant avec sa formation de garderie en premiers soins et sa couverture, armée de la simple croyance que « si je n’y vais pas, qui ira? », et bien elle m’a appris quelque chose. Elle m’a surprise. Et elle a contribué encore un peu plus aux valeurs de la personne que j’allais devenir. Parce qu’elle ne lui aurait pas fait de trachéotomie avec un couteau de cuisine, au monsieur. Elle ne lui aurait pas injecté d’adrénaline d’un coup de seringue gigantesque dans le centre du sternum. Mais elle allait faire quelque chose. Son mieux.

Admettons que j’avais 9 ans. Saut en avant sur 18 ans : été 2017, à Montréal. Je marche pour retourner chez moi avec mon épicerie. J’habite dans Rosemont et, tu sais, quand tu passes en dessous du chemin de fer sur Saint-Denis en direction sud? De l’autre côté du chemin de fer, il y avait quelque chose par terre, à environ 500 mètres de moi. C’est un trottoir assez passant, alors plusieurs personnes ont eu le temps de passer à côté avant que j’arrive à sa hauteur. Quatre personnes. Probablement plus, parce que je n’ai aucune idée depuis combien de temps il était là. Parce que c’était un « il ». C’était quelqu’un. Il y avait un jeune homme d’à peu près mon âge en travers du trottoir, son vélo à moitié par-dessus lui, un peu de sang, inconscient. Ce n’était certainement pas un sans-abri qui avait décidé que c’était l’endroit idéal pour faire la sieste, mettons.

Je m’approchais, et plus je m’approchais plus je comprenais que c’était quelqu’un, et plus je n’en revenais pas que personne ne s’arrête. Juste devant moi, il y avait une jeune femme avec une petite fille de 9 ou 10 ans. Je ne sais pas si c’était sa mère, mais je sais qu’à ce moment-là, elle était responsable d’elle. Elle lui montrait l’exemple. Et l’exemple qu’elle lui a donné, contrairement à ma propre mère 18 ans plus tôt, c’est un exemple qui ne s’arrête pas. Un exemple qui n’essaie rien. Un gros « chacun pour soi ». J’avais honte.

Finalement, le jeune homme était un peu sonné, mais il était correct. Son vélo était en mauvais état, un de ses piercings à l’oreille avait arraché, et il a probablement eu un mauvais mal de tête pour le reste de la journée. J’ai insisté pour appeler des secours, au moins pour demander si c’était correct après une telle chute qu’il retourne tranquillement chez lui. Un autre cycliste qui s’est arrêté après moi a proposé de le suivre à pied jusque chez lui « au cas où ». Un troisième cycliste m’a raccompagné chez moi parce qu’il croyait que j’étais en état de choc : c’était probablement ça, mais pas pour les raisons qu’il pouvait avoir en tête. J’étais enragée après les gens.

Parce que oui, j’ai peur des gens louches, souvent. J’ai peur des regards insistants que je croise dans la rue. Surtout le soir, ou la nuit. J’ai peur des groupes de jeunes qui ont l’air d’avoir quelque chose à prouver, qui parlent fort et qui prennent trop de place. J’ai peur des psychoses dans le métro. J’ai peur de me faire pousser dans la rue, dans le métro, peur de tomber, peur que mon corps me lâche. Mais je réalise que, plus encore, j’ai peur de l’inaction des gens. J’ai peur de me faire agresser un soir et que les gens passent leur chemin. J’ai peur que mon corps me lâche et que personne ne le rattrape. J’ai peur que ce soit correct, de ne rien faire. De fermer les yeux.

Mais aujourd’hui je n’ai pas envie d’avoir peur, je n’ai pas envie de parler de ceux qui ne s’arrêtent pas. Parce que je ne les comprends pas. J’ai envie de parler des gens qui s’arrêtent. J’ai envie de parler des inconnus qui prennent le temps de demander « es-tu correcte? » quand ils croisent une personne qui a l’air de se sentir mal. Des gens qui offrent leur aide pour monter l’épicerie de Mme Machin, pour aider M. Truc à traverser la rue. De la jeune fille qui m’a offert un mouchoir quand je saignais du nez dans l’autobus et du papa qui m’a souhaité bonne journée après m’avoir aidé à me relever quand je suis tombée dans les escaliers dans le métro. Et de ma mère. J’ai envie de parler de ma mère. Et de la plus grande qualité qu’elle m’a partagée. Parce que grâce à elle, je m’arrête.

Je fais de mon mieux.

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