Je vis depuis 27 ans avec une colocataire indésirable. 27 ans, je ne suis pas certaine que ce soit le chiffre exact, mais comme elle n’a pas signé de bail  je suis incapable de remonter à la date précise à laquelle elle a emménagé. Chose certaine : elle est là et elle a même sa pièce de réservée.

La plupart du temps, elle se confine à sa chambre et elle ne sort que pour me poser deux trois questions, une fois de temps en temps. Je lui réponds, un peu bête, et elle retourne se coucher. Elle n’a pas l’air si terrible, comme ça, mais je jure qu’elle est indésirable. Indésirable parce que quand elle décide de prendre le monopole de l’appartement, elle ne le fait pas à moitié. Elle déplace des meubles, elle change la couleur des murs, elle laisse traîner ses choses et ça peut me prendre plusieurs semaines à tout ramasser. Elle fait du bruit, elle est agressive et je suis certaine qu’elle est la cause de plusieurs froids que j’ai eus avec famille et amis à qui elle s’est adressée.

J’essaie de la calmer, je commence à bien la connaître. Après 27 ans, j’avoue que j’ai quelques trucs pour la gérer et que je réussis même des fois à la voir venir elle et son manque de savoir-être. Des petits indices qui me laissent croire qu’elle se prévoit un moment de débauche dans mon logement qu’elle parasite. Ça me permet de la gérer avant même que le party soit commencé. Ça m’arrive de sentir physiquement qu’elle m’épuise et les gens aussi finissent par le remarquer. Je suis cernée de l’entendre crier et fatiguée de la surveiller. Ça ne parait peut-être pas, vite comme ça, mais répéter les mêmes choses pendant 27 ans à la même personne, tout le temps, en boucle, ça demande de l’énergie. Ça tire du jus de le faire, ça tire du jus de l’anticiper. Ça tire du jus de savoir qu’elle existe et de toujours me demander quand son bouchon va se remettre à sauter, quand ses fils vont se toucher.

Ça arrive que les gens que je connais me disent que j’exagère. Que si elle était SI pire que ça, mon appartement n’aurait pas l’air de ce dont il a l’air et ils me disent que je serais surement plus fatiguée que ça. D’arrêter de m’inventer des colocataires problématiques comme excuses à mon occasionnel non-fonctionnement social. Les gens me disent que c’est normal, que je suis capable de la gérer et que donc forcément elle n’est pas si indésirable que ça. Des gens qui, visiblement, n’ont pas connu ce genre de cohabitation. Des gens qui croient qu’il faut être dramatique pour trouver la situation problématique. Ma psy m’écoute quand je vide mon sac. Elle me dit d’en parler avec mon médecin, elle est inquiète de ce que ma colocataire pourrait me faire. Mon médecin, lui, il voudrait que je la neutralise à coup de produits pharmaceutiques…

personne solitaire Source image : Unsplash

Mais la vérité, c’est que ça fait 27 ans que je partage ma tête avec mon anxiété. 27 ans que j’apprends à vivre avec, que j’essaie de l’apprivoiser. J’ai l’impression que sans elle, je suis juste moi à moitié, même si avec elle, j’ai parfois le sentiment de ne pas exister. Elle est compliquée à décrire la relation que j’entretiens avec mon trouble. J’essaie de l’imager, j’essaie de l’écrire, je me dis qu’en le définissant, je vais finir par le comprendre en entier et peut-être même le contrôler. Mais à chaque dérape, je comprends que ma colocataire a encore les moyens de prendre le dessus. Elle fait le bordel dans les coins de ma tête, ni vue ni connue.

Alors, c’est toujours à recommencer. Me convaincre de ma valeur et surtout rationnaliser. Mettre des freins à ce que mon inconscient finit par croire de ce que crie mon anxiété dans ma tête. Ça m’arrive de devoir le dire à voix haute quand j’ai besoin de l’entendre. Juste le penser, ça ne me permet pas toujours de le comprendre. C’est vrai : je suis fatiguée de me vendre un produit dans lequel j’existe. Mais à bout d’efforts, je continue de croire que je vais y arriver. Et qu’un jour, ma colocataire va finir pas nous quitter.

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