Parce que du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu des enfants. Plein d’enfants, une ribambelle d’enfants… Je me voyais enceinte jusqu’aux yeux, avec un bébé « plogué » sur le sein, tenant un gamin par la main, alors que je criais aux quatre qui jouaient dehors de venir se laver les mains avant le souper.

Depuis toute petite, alors que je passais mes journées à m’amuser avec mes poupées, j’ai toujours voulu sept enfants. J’en ai même fait une obsession plus tard. Pourquoi sept? Parce que ma grand-mère adorée, Laurence, avait eu sept enfants et qu’elle était mon modèle.

Laurence était en avance sur son temps. Elle s’était mariée à 19 ans avec mon grand-père, Albert. Mes grands-parents n’étaient pas riches et ma grand-mère travaillait dur à la maison. Elle aura eu, à la suite les uns des autres, sept enfants; six garçons et une fille (j’admire d’ailleurs ma tante d’avoir réussi à tirer son épingle du jeu dans ce monde de testostérone). Ma grand-mère travaillait du matin au soir, prenait soin de ses enfants seule, cultivait un jardin, cousait les vêtements, entretenait la maison, payait les comptes quand son mari rapportait de l’argent. Ils n’avaient pas les moyens d’offrir aux enfants des cadeaux et ceux-ci ont commencé jeunes à travailler pour aider la famille.

Mon grand-père travaillait sur la construction; il bâtissait des maisons. Il fabriquait des maisons pour d’autres, mais déconstruisait au même instant la sienne. Son amour pour l’alcool n’avait d’égal que son amour des femmes. Des femmes autres que la sienne… J’ai souvenir que ma grand-mère me racontait les frasques d’Albert. Elle devait parfois, quand les factures s'accumulent dangereusement et qu’elle avait besoin d’argent pour les payer, faire la tournée des femmes avec qui il la trompait ou alors aller le chercher au bar du village, si saoul qu’on devait l’aider à le rentrer dans la voiture. Une sainte ma grand-mère Malheureusement, pour ses six garçons et ses petits-enfants masculins, elle aura alors développé un dégoût, un dédain de la gent masculine. J’irais même jusqu’à dire une aversion pour tous ceux dotés d’un phallus. Elle n’aura plus été qu’en mode survie… Survivre aux tromperies répétées de son mari bien trop souvent saoul.

femme valise train Source image : Unsplash

Vient un jour où elle en eut assez. Assez de devoir tout faire seule à la maison, assez d’être obligée d’aller chercher mon grand-père dans le lit d’une autre, assez d’être la risée du village. Elle a rempli une valise de vêtements, est montée dans la voiture familiale et est partie pour Québec. Sans enfants, sans regrets, et la tête haute. Terminer de penser à tout le monde sans jamais penser à elle. Elle allait recommencer sa vie de femme qu’elle avait mise en veilleuse toutes ces années.

Il va de soi qu’à l’époque, les séparations voire les divorces étaient rarissimes. Il était encore plus rare qu’une femme quitte son mari puisqu’elle dépendait de lui en tout temps. Laurence, qui n’avait même pas de compte de banque, avait troqué son nom pour celui de son mari et n’avait aucune expérience de travail, partait vivre une autre vie. Elle qui n’avait alors été qu’une mère.

Arrivée à Québec, elle fut engagée comme femme de chambre dans un hôtel, femme de ménage dans une association, préposée aux bénéficiaires et téléphoniste dans un hôpital. Elle cumulait plusieurs emplois en même temps, j’imagine, pour s’étourdir et trouver moins douloureux d’avoir abandonné ses petits. À l’écouter, elle dira plus tard qu’elle avait choisi de partir plutôt que de mourir à petit feu. Quelle décision déchirante!

J’imagine qu’elle aura tenté, à sa façon, de « rattraper » son coup avec moi. Qu’elle aura jeté sur moi tout l’amour qu’elle n’avait pu donner à ses enfants. Je savais que je pouvais l’appeler à toute heure du jour ou de la nuit. Qu’elle était toujours disponible pour moi! Elle s’était même pris un appartement près du Cégep pour me faciliter la vie. Ma grand-mère était extraordinaire. Ma grand-mère était « Ma bonne Sainte-Anne ».

Ce qui m’amène aujourd’hui, plusieurs années plus tard, à réaliser que la « femme » aura toujours été prise dans un tourbillon d’obligations. Que toujours elle se sera mise au second plan, et ce, depuis que le monde est monde!

On parle du bon moment pour avoir un enfant. Quel est le bon moment? Et s’il n’y avait jamais de bon moment? Si la femme, à partir de l’instant où elle choisissait d’avoir des bébés, décidait inconsciemment de ne plus être « femme »? Mais pourquoi est-ce que personne n’en parlePourquoi est-ce qu’on n’entend, nulle part, qu’à partir du moment où on met nos petits au monde, on perd une certaine partie de notre statut de femme pour ne plus jamais le récupérer? Que nous sommes soit femme, soit mère!

homme femme enceinte ombresSource image : Unsplash 

Ma grand-mère aura réussi à redevenir une femme, mais à quel prix? Et moi? Personne ne m’avait jamais expliqué la situation de cette façon… J’ai décidé d’avoir des enfants. Ma ribambelle d’enfants, je l’ai pondue.

Mais aujourd’hui, on va se le dire honnêtement, j’ai aimé, porté, allaité, élevé des enfants. Mais maintenant, je sais aussi que les enfants ne nous appartiennent pas, mais qu’ils nous sont prêtés. J’ai brisé mon corps, je l’ai abîmé, je l’ai trop sollicité et il ne pourra jamais redevenir celui qu’il était. J’ai inquiété mon âme, parfois chiffonnée, mon cœur et je saiqu’eux aussi resteront marqués.

Où est rendue la femme en moi? Elle n’existe presque plus et malgré mes efforts, je ne pourrai la faire revenir totalement. Aux yeux de tous, en premier, je suis la mère de six enfants. Mais non… Je ne suis plus la femme que j’aspirais à être… Je suis tatouée matriarche, de la tête aux pieds, mon estomac s’est entortillé de pleurs d’enfants.

Quel est le bon moment pour avoir des enfants pour une femme? J’adore mes enfants, ils sont ma plus grande richesse, ma plus belle réussite. Ils sont magnifiques en dedans et en dehors. Vraiment… Mais sans le savoir, j’aurai tué le jour de leur naissance la femme, pour faire éclore la mère.

Je fais parfois le même rêve éveillé, je rêve que je n’ai jamais eu d’enfants et que je suis toujours la femme que j'aspirais être. Belle, érudite, intelligente, désirable, drôle, globetrotteuse, épicurienne, polyglotte, pour qui la culpabilité n’est qu’un mot dans le dictionnaire… Que je suis la FEMME que je me préparais à être!

Je sais que l’humain en viendrait à s’éteindre si nous ne nous reproduisions plus. Je sais aussi que le sexe, que l’acte qui amène à la conception des bébés, est exaltant, grisant, euphorisant. Que faire l’amour est l’un des plus grands plaisirs qui existe! Qu’avoir un orgasme est une triple expérience hédoniste; à la fois sensorielle, cognitive et affective. Mais je sais aussi que je suis privée de certains ébats sexuels potentiellement épiques parce que je suis une mère et que certains hommes n’arrivent pas à voir la femme derrière celle-ci. Que rare sera celui avec qui j’aurai du sexe déchainé, endiablé.

Bon, je dois m’arrêter d’écrire, puisque mes six enfants, dont mon aînée qui porte le nom de Laurence, m’attendent pour souper. Nous serons donc sept pour manger puisque la mère en ce temps de pandémie prend toute la place et que la femme ne peut même pas penser exister. Je me contenterai pour ce soir, et peut-être plusieurs jours encore, de me faire chanter la pomme par Damien Robitaille avec son « PLEIN D’AMOUR ».

Alors si une femme me demande quel est, d’après moi, le bon moment pour avoir un bébé, je lui répondrai que le bon moment sera pour elle le jour où elle décidera de dire adieu à la femme qu’elle est... Pour devenir à plein temps une mère, et garder un soupçon de temps partiel pour la femme…

Source image de couverture : Unsplash
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