Ani & moi, nous sommes partis sur un trip de char hier soir. On fait ça parfois, souvent. En fait, on s’en va chaque fois qu’on se demande où on s’en va.  On met la musique dans l’tapis et on roule jusqu’à ce qu’on comprenne pourquoi on avait besoin de partir tout d’un coup. Et puis on brûle du gaz pour pas nous brûler nous.

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Ani était derrière le volant, comme toujours. J’ai longtemps pensé qu’il insistait pour conduire parce que ça lui permettait de garder le contrôle sur quelque chose pendant que son  monde se mettait à tourner un peu moins rond que tout le monde autour. Un jour, en partant de Rivière-du-loup, je lui ai dit de prendre la 20, mais Monsieur insistait pour passer par «son chemin», plus long en temps d’horloge, mais moins long en temps ressenti. Anyway, c’est pas comme si on était attendu chez des amis.

Ce soir là, Ani a pris la 132 pour me faire passer par la petite ville de Cacouna. Il voulait me faire voir les petites maisons colorées et  me faire chanter des chansons de mon enfance. « Cacouna Matata, quel chant fantastique, ces mots signifient que tu vivras ta vie sans aucun souci». Merci, Ani. Toutes ces années à insister pour être derrière le volant, tout ce qu’il voulait, c’était me protéger. Parce que si on avait fini quelque part dans un champ après un grave accident, il voulait que ce soit lui l’accusé.

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Alors hier, il conduisait comme toujours, mais je lui ai dit de s’arrêter sur l’accotement. C’était à mon tour de prendre le volant.

« Ani, are you ok? Are you ok Ani ? »

Ani was not ok. Je le connais mon ami, comme si je l’avais tricoté.

« J’ai lâché ma job. »

Mon meilleur ami avait la même jobine étudiante merdique à se faire crier dessus par le même patron clairement cancérigène depuis la réélection d’Obama en 2012. Pour moi, c’était pas une mauvaise nouvelle, pourtant lui avait l’air morose.

« Congrats my man,tu vas enfin pouvoir te concentrer sur ton M.B.Aduquel je comprends rien, mais qui me rend si fière d’être ton amie... »

Il m’a pas laissé le temps de finir.  « Sauf que j’ai aussi lâché l’école Mélan. »

Le mode aléatoire de mon téléphone a décidé que c’était le bon moment de lancer du Fleetwood Macet, j’ai certainement vu mon reflet dans les «snow covered hills» avant de comprendre que je n’étais pas capable de faire face à la situation comme une adulte normale. Je me suis retrouvée dans une version low budget de Grey’s Anatomyen train de drive it outperdue sur la quinze nord, incapable de traiter l’information, incapable de ressentir autre chose que l’impuissance devant la fatalité, comme si Ani m’avait dit qu’il vivait sur du temps emprunté juste parce qu’il a décidé de tout lâcher. Qu’est-ce qu’il l’a poussé à virer son monde à l’envers dans une même journée ?

Je l’avais vu travailler tellement fort pour être où il était rendu, que je savais pertinemment qu’il devait ressentir un profond vide, encore plus profond que mon envie de remonter le temps pour l’accompagner là-dedans. Il fallait que je dise quelque chose pour pas qu’il pense que j’étais déçue de lui, mais j’avais apparemment laissé ma langue à la dernière sortie.

Je me suis surprise à lui tenir la main, sans trop savoir qui de lui ou moi avait pris celle de l’autre. Chose certaine, pour une fois mon corps semblait savoir parler mieux que moi. Je n’ai jamais vraiment cru aux «must do» imposés par la société, alors Ani pouvait bien lâcher sa job, lâcher l’école, lâcher ma main si ça lui chantait, mais je voulais juste pas qu’il se perde dans les détours de son vide.

Mon ami avait visiblement peur de me parler de son évident mental breakdown, mais son air morose semblait déjà plus soulagé.

«Je me suis trompé Mélan, et sur le coup ça a fait encore plus mal que de se faire tromper. Je me suis rendu compte que toute ma vie, on était deux à l’intérieur de moi et que mon égo m’a piégé plus d’une fois. Et oui, je me retrouve vingt cinq ans plus tard à pas trop savoir qui je suis, où je vais et pourquoi je fais ce que je fais, mais je m’en contrefous. J’avais peur de pas avoir de voie, de plus avoir de voix. Mais là au moins je sais que je suis le seul à tirer mes ficelles».

Plus mon ami me parlait, plus je comprenais que ce qu’il était en train de faire, c’était pas virer son monde à l’envers, mais bien le remettre à l’endroit. Mon ami avait besoin de retrouver son souffle après une longue course contre les attentes envers une génération complète.

« You don’t need a master degree, you’re the fucking masterpiece Ani. »

Parce que ça prend du courage pour accepter le fait qu’on a peut-être fait bien du millage dans la mauvaise direction, mais qu’il est jamais trop tard pour virer de bord. C’est honorable de prendre une pause pour se remettre en questions pour mieux apprivoiser la route.  En attendant on fait des détours par des maisons colorées qui nous font chanter, et on comprend qu’on est peut-être pas toujours à la bonne place, mais qu’on est toujours là exactement au bon moment.

Hier soir, Ani & moi on est partis sur un trip de char pour trouver où on s’en va. On est encore en train de rouler, et c’est ben correct comme ça.

Si tu veux, on a une place sur la banquette arrière pour toi.

Source image de couverture : Unsplash

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