Dans deux mois et des poussières, je vais fêter mon anniversaire. Je vais avoir trente ans. Quand je m’arrête un moment pour y penser, ça se referme autour de mon cou, c’est comme une paire de menottes coincée dans la gorge, une pensée et ça se resserre encore, ça tiraille, en pression jusque dans ma poitrine, une torsion qui file son chemin vers mon cœur. Vous me verriez et vous ne pourriez pas savoir, j’arrive à faire mine de rien, j’inspire un peu plus profondément pour que mon souffle parvienne à trouver l’élan pour traverser mon corps exigu, et puis ça va. J’ai presque l’air bien.

La vérité, c’est que ça m’angoisse.

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C’est bête d’angoisser pour un chiffre. C’est bête d’angoisser tout court, vous me direz, mais pour un chiffre, c’est créer de nouveaux sommets au déraisonnable de l’angoisse. C’est mettre la barre haute.

J’ai toujours aimé fêter mon anniversaire, je n’ai jamais eu un rapport torturé avec le fait de gagner en âge. Quand j’étais plus jeune, je trépignais d’impatience à l’idée de souffler les bougies de mon gâteau pour y lancer mes souhaits dans l’univers. Je fondais beaucoup d’espoir sur les chandelles d’anniversaire, je préparais mon vœu des semaines d’avance, le peaufinais, j’y nourrissais une foi profonde. Je me souviens de la fierté de mes dix ans, à deux mains grandes ouvertes, je disais mon âge à qui voulait bien l’entendre.

La joie de ces anniversaires était sincère, c’était le bonheur de changer de chiffre, d’avancer, d’espérer plus grand, de dessiner l’avenir avec toutes les couleurs de la boite de crayons.

J’ai perdu le fil de mes humeurs, je n’arrive pas à dire à quel moment exactement j’ai échappé la beauté de ces moments heureux.

Elle est restée prise quelque part dans mes idées préconçues, mes «devrais», mes «j’aurais dû».

Parce qu’il est là le problème, ce n’est pas le fait d’avoir trente ans qui accroche. Ce n’est pas non plus celui de vieillir, de quitter la vingtaine. Ce qui presse contre ma gorge, c’est l’idée que je me faisais de mes trente ans. L’idéalisation d’un âge, comme si la vie n’allait jamais déjouer mes plans, me faire changer de route, m’accrocher dans le détour pour me relancer ailleurs.

On a tous déjà imaginé nos trente ans avec l’impression que c’était si loin encore, que nous allions avoir tout le temps nécessaire pour prendre notre temps.

Le temps d’égrainer ces soirées dans les bars, d’user ces bancs d’école, de se construire une carrière. Le temps de devenir bonne en quelque chose, la meilleure même, celle que l’on veut avoir dans son équipe, que l’on s’arrache. Le temps d’aimer, que ça nous pousse dans le ventre, que ça bouleverse notre vie. Le temps de partir en voyage cent fois, de peindre les murs de sa nouvelle maison, de bricoler un jardin, d’avoir un chien, de construite un carré de sable dans la cour, de recevoir pour Noël, de gâter ses parents.

Je regarde la belle projection que j’ai créée et j’angoisse. Parce que la réalité est tout autre, parce que le scénario a changé mille fois et que mon film a très mal vieilli.

Surtout parce qu’il manque des scènes, peut-être les plus importantes, tous ces bouts de vie qui ont construit ma vingtaine et que je n’aurais jamais pu imaginer du haut de mes seize ans rêveurs.

Je ne savais pas, à cet âge-là, que la vie me donnerait des congés forcés, qu’elle me ferait rencontrer mon corps brutalement, qu’elle m’apprendrait à l’aimer, à le trouver majestueusement fort et beau, à dire merci pour tout ce qu’il est, tout ce qu’il n’est pas.

Je ne savais pas que toutes ces fois où j’ai eu l’impression de stagner, de perdre mon temps, je ramassais plutôt mes énergies pour faire les foulées qui me conduiraient à la bonne place.

Je ne savais pas à quel point les relations humaines étaient complexes, douces, dures, riches et cassables. Je ne comprenais pas bien que ça faisait partie de la game de s’enfarger, d’être imparfaite, de se tromper. J’ai fais des erreurs. J’ai pris du temps pour me tricoter un pardon.

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Je n’avais même pas idée à quel point l’amour pouvait goûter bon. Un jour tu tombes amoureux et ça bouscule tout de ta vision des choses. Ça rend le chemin praticable. Je n’aurais jamais pu imaginer un homme comme celui qui illumine ma route tous les jours.

Alors je rebrasse les images, j’ajoutes les nouvelles à celles qui sont là depuis toujours et soudainement, j’ai les trente ans plus supportables.

C’est peut-être ça l’idée, la solution pour qu’on m’extirpe la paire de menottes prise dans la gorge. Il me reste deux mois pour effacer la bobine, réviser mon histoire et enregistrer un nouveau film.

Deux mois pour l’écouter, et plus qu’une fois s’il le faut, pour réussir à le trouver beau. Pour m’émouvoir un peu. Me rappeler combien je suis chanceuse.

Et qu’on les souffle, ces bougies, que ça soit plein de joie, de mains grandes ouvertes sur l’avenir, des plus beaux vœux du monde.

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