Sortir des sentiers battus ou plutôt des terres labourées.

Je suis fille de jardinier maraîcher, petite-fille de jardinier, arrière-petite-fille de jardinier.

J’ai grandi toute ma vie sur une terre riche et féconde. Et ce n’est pas un euphémisme puisqu’aujourd’hui, j’habite juste à côté de ma maison d’enfance.

J’ai appris à conduire un VTT avant même de faire du vélo, passé plusieurs heures à suivre mon père sur l’aile de roue d’un tracteur, appris à compter jusqu’à 10 en espagnol avec les travailleurs agricoles, appris à retrouver de la terre noire dans tous les endroits inimaginables de mon corps.

jardin

Source: Pascale Lecompte

Chaque moment où je pouvais me glisser derrière mon père pour le suivre au travail était pour moi sacré. Ma mère dirait que je suivais mon idole partout, moi je répliquerais que je m’insérais dans tous ces moments pour le simple fait de passer du temps avec lui, lui voler un peu de temps dans son travail. "Moi, quand je serai grande, je vais faire comme mon père !"

Et j’ai grandi.

J’ai commencé à travailler pour mon père et de moins en moins avec mon père. Je me ramassais des sous au début pour m’acheter des pacotilles, et ensuite pour ma première voiture. Mais plus j’avançais en âge, plus le rêve de faire comme mon père se distançait. Le soleil devenait mon pire ennemi. Le champ, ma pire angoisse. Tout ce que je souhaitais, c’était de recommencer ENFIN l’école.

Mon chemin était pourtant tracé, droit devant moi, entre deux traces de tracteur dans la terre noire. Plus je voulais l'aimer, plus je détestais ce métier qui pourtant était au cœur de mes entrailles depuis tant de générations. Le fait d’être une fille ne m’effrayait aucunement, au contraire, je voulais prouver au monde entier que le genre d’une personne ne pouvait l’empêcher de prendre la relève d’une si belle entreprise florissante, d’être la fierté de sa famille, la fierté de son père.

Mais mon cœur passionné, lui, ne se nourrissait pas de légumes frais et de laitues, non, il se gavait de théâtre, d’art et d’écriture. Il était jeune et naïf et voulait profiter de la vie, non pas se sentir prisonnier des longues heures de travail et de chaleur accablante. J’ai donc continué mon chemin comme je le désirais.

Et j’ai grandi.

J’ai exploré de multiples avenues, je me suis perdue, retrouvée et j’ai fait trois merveilleux bébés.

Et j’ai grandi.

Et j’ai compris.

J’ai compris pourquoi j’avais l’impression de soutenir toute la terre du monde sur mes épaules. Jamais mon père ne m’a imposé sa terre ou sa relève... ok, oui, ici et là des petits sous-entendus, des rigolades, des discussions enflammées sur ce qui n’a pas été fait... mais jamais il ne m’a empêchée de choisir un chemin différent de ses espoirs.

jardin famille

Source: Pascale Lecompte

En fait, c’est moi qui aurais voulu la prendre la relève. J’aurais tellement espéré être celle de qui il parlerait avec fierté. J’aurais tellement voulu aimer la terre pour pouvoir travailler avec lui. En fait, tout ce que je désirais, c’est la même chose que la petite Mylène de 6 ans voulait : passer du temps avec son papa. C’est à ce moment que j’ai compris.

Aujourd’hui, c’est clair pour moi. Le champ, je le trouve beau, il me nourrit. Point final.

Je vole des instants de complicité ici et là avec mon père à la place. C’est mieux pour moi. C’est mieux pour nous.

Je trace présentement mes propres buttes, avec mon propre tracteur, mais dans un champ différent, une contrée lointaine où la passion, le plaisir et le travail chantent une douce musique à mon oreille.

C’est en osant sortir du sentier battu que je me suis perdue.

C’est en osant sortir du sentier battu que je me suis trouvée.

C’est en osant sortir du sentier battu que j’ai pu bâtir mon chemin, le mien, celui que j’ai choisi, celui qui va me permettre de grandir et d’atteindre des sommets insoupçonnés.

Et la reconnaissance ne viendra plus d’une tierce personne, mais bien de moi. C’est la seule qui ait un impact vraiment important sur moi.

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