L’hiver passé, j’habitais à Hochelaga, pis mon appartement était en plein milieu des bas-fonds du quartier, le genre de coin de rue qui fait peur, même à trois heures de l’après-midi le premier du mois. La majeure partie du temps, il y a avait toujours des êtres louches (en fait, je crois que c'était des humains) qui rôdaient en traînant des bouteilles de bière vides, avec le deux tiers de leurs dents qui s’entrecroisent à chaque phrase de bougon sortant de leur bouche. Mais j’aime ça moi, je n'ai vraiment pas à me plaindre. Ça me fait plein d’action pis d’anecdotes à raconter, au restaurant, en attendant mon entrée entre deux bouchées de pain pas de beurre (vive les restos fancys italiens). Je suis encore plus scandalisée d’avoir mangé ¨mon pain-sec-pas-rien-dessus¨ que la fois où, pensant m’être habillée de façon subtile et convenable, un homme dans une voiture aux vitres teintées s’est arrêté pour savoir combien je chargeais de l’heure. Le pire, c'est que c'était mon oncle qui m'avait pas reconnu.

Bref, tout ça pour dire que, moi, ça ne me dérange absolument pas de côtoyer des squeegees qui lavent les vitres d’auto même quand on leur dit «Non merci, mais je vais te donner de l’argent pareil», des gens saouls le matin, des quêteux junkie-fatigants qui frôlent la mort à chaque traverse de rue pour une clope, ou des prostituées qui me tendent de l’argent pour faire leurs commissions à leur place parce qu’elles se sont faites expulser du dépanneur. Je suis tellement à l’aise qu’une nuit, en plein milieu d’une méga pluie torrentielle sans fin à huit degrés Celsius, (bon ok, peut-être qu’aujourd’hui, huit degrés c’est Cuba pour nous, mais en plein mois de juillet, on a plus l’impression d’être au Nunavut à genoux en train de prier pour que la face du bébé dans le soleil revienne au plus sacrant. Ceux de la génération Télétubbies qui ont été traumatisés comme moi vont comprendre), j’ai aperçu un homme dormir par terre dans l’eau. Il était étendu sur l’asphalte, recroquevillé sur le bord d’un mur de briques et il avait l’air mort. J’ai crié à mon coloc d’arrêter sa Tercel de course pour aller voir s’il était correct. En m’approchant de lui, à travers la tempête de malade, j’ai réalisé que c’était un itinérant parce qu’il avait des souliers troués et des sacs de poubelles autour avec ses choses. C’est là que j’ai décidé de l’héberger. Mon coloc n'arrêtait pas de me dire que ce n’était pas une bonne idée, mais moi, j’avais un bon feeling. Pis moi, quand j’ai des bons pressentiments, je fonce dedans les yeux fermés. En plus, il ne pouvait pas vraiment me contredire parce qu’il savait très bien que mon petit doigt se trompait (presque) jamais. Surtout depuis la fois où je n’arrêtais pas de lui répéter que la vie, c’est pas comme dans un film de Woody Allen, et qu'il devrait peut-être arrêter de harceler la caissière de la pharmacie avec des messages Facebook pour avoir une date avec elle. Ça lui aurait probablement évité une ordonnance restrictive de plus de 30 mètres autour des écoles secondaires (ouin, c’est juste après qu’il a découvert trop tard qu’elle était mineure). Et, c’est en lui remémorant de vieux souvenirs comme celui-ci qu’il a changé d’idée bien vite (vive la manipulation du dedans).

Le monsieur ronflait. J'étais soulagée parce que, pendant deux secondes j’ai vraiment cru qu’il était mort et, par ce fait même, devoir m’avouer vaincue par l’existence invisible de ma malédiction. Il faut être crissement maudite pour vouloir aider quelqu’un et, finalement, être pognée pour le faire enterrer, avouez. Je me mets à le secouer un peu, t’sais, histoire de ne pas l’effrayer ou le faire fâcher. Je dois admettre que je n'ai pas toujours eu de bonnes expériences en ce qui concerne le réveil d’itinérant. La dernière fois que je l'ai fait, l’individu en question m’a lancé le Big Mac que j’avais pris la peine de lui commander en me criant de me l’enfoncer où je pense. Ça aussi c’était chien. Ou il y a la fois où j’ai partagé ma bouffe avec un squeegee qui me tendait sa main pour de la monnaie. Je suis repartie chez moi avec un May West étendu dans ma vitre. Bon, j'avoue que je n'aurais pas dû prendre une bouchée dedans avant de lui donner, mais c'est la geste qui compte, non? Mais avec cet itinérant-là, je ne sais pas pourquoi, mais je sentais qu’il fallait que je l’amène chez nous. Donc j’ai continué à le brasser jusqu’à ce qu’il se réveille de son coma et je lui ai offert une place où dormir en attendant la belle température. Il s’appelait Jimmy.

J’ai dit à Jimmy qu’il pouvait prendre sa douche et qu’on lui laverait les vêtements dans ses sacs pis qu’on lui donnerait un peu de bouffe. Il était vraiment content. En plus, il était super sympathique pis le T-Shirt de Shania Twain que je lui avais prêté en attendant que son linge soit sec le rendait encore plus cool. Jimmy a englouti trois toasts au beurre d’arachide, une demi-brique de fromage, un sac de raisins, une grosse bière, deux rangées de biscuits et une salade (je l’ai un peu forcé pour la salade je l’avoue, mais je voulais qu'il mange des vitamines. Ok, je sais, je gosse). Ensuite je l’ai laissé choisir le poste de télé pis on a regardé l’émission Say yes to the dress en rafale. On a bitché ensemble des madames qui s'achetaient des robes trop décolletées à 5000 piasses, c’était magique. Sauf pour l’odeur de ses pieds qui me laissait de marbre, mais c’était cool quand même. En plus, il m’a dit plein de trucs de pro pour survivre de façon wild dehors.

say yes to the dress, wedding, GIFSource : tumblr.com

Parce que, pour Jimmy, être itinérant, c’est son choix. Pour de vrai. Il nous a expliqué que lui, étant enfant, il n'aimait pas ça être dans une maison, à l’intérieur. Il était toujours rendu dehors, dans un arbre, dans la forêt, à explorer, en profiter. Il voulait rien savoir d’avoir une vie déjà tracée d’avance, une vie qui, pour lui, semblerait beaucoup plus difficile qu'endurer les punaises de lit de l’accueil Bonneau ou les longues marches hivernales sans fin, le manteau bourré de papier journal pour être sûr de pas mourir congelé. Jimmy a dormi 14 heures d’affilée. Il s’est réveillé, nous a dit merci, a repris ses vieux vêtements qui sentaient à présent le Tide, et il est reparti dans la nature, dans un monde sauvage que, lui, considère comme sa maison. Pis moi, des fois, je m’ennuie de lui, je me demande ce qu’il fait et où il doit être en ce moment...Juger les robes laides de mariage de Say yes to the dress, c’est plus pareil sans lui.

Source photo de couverture : 40.media.tumblr.com

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